Chroniques

par bertrand bolognesi

Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski

Salzburger Festspiele / Großes Festspielhaus, Salzbourg
- 13 août 2018
au Festival de Salzbourg, Hans Neuenfels signe "La dame de pique" de Tchaïkovski
© ruth walz | salzburger festspiele

Dès les premiers pas de cette nouvelle Dame de pique, il est non seulement évident que la lecture de Mariss Jansons s’impose comme l’un des très grands moments de l’édition 2018 du Salzburger Festspiele mais encore qu’elle marquera l’histoire du prestigieux festival. À la tête des Wiener Philharmoniker, le chef letton infléchit d’emblée le prélude dans une impédance tragique à laquelle, quels que soient les éventuels divertissements à venir, la soirée ne saurait échapper. Sans plomber pour autant l’atmosphère, sa lecture vivement ciselée narre de lucide querce les destins terribles de l’officier Hermann et de Lisa, auxquels sont étroitement liés les vieux jours de la Comtesse et le camouflet amoureux du prince Yeletski. Avec la complicité de la soie spécifique aux cordes de la formation viennoise (quel violoncelle solo !), de ses bois subtilement colorés (merveilles des bassons et des hautbois, entre autres) comme de ses cuivres délicatement mordorés plutôt que rutilants, Jansons invite la fosse sur scène, comme ce devrait toujours être le cas, au fond. La sensibilité à fleur de peau de la présente interprétation avance main dans la main avec les chanteurs – là encore, si intime respiration devrait être la règle plus que l’exception, mais c’est si rarement le cas que le relever ne tient nullement du lieu commun. Le riche éclat des scènes d’ensemble magnifie la fête comme la déploraison et dépouille bientôt de ses protecteurs téguments une écoute que le métier nous rendit souvent trop analytique. Ce soir, comme tout le public le critique est emporté par un ravissement inexorable.

Cet élan constant de l’orchestre investit d’une acuité émotionnelle, sans cesse en éveil, la mise en scène d’Hans Neuenfels. Par moments déroutante, celle-ci déplie l’action dans un univers personnel qui conjugue adroitement rêve et cauchemar. Sur les premières notes, la jeune aristocrate fascinée et le militaire déjà attaqué par le pourridié du jeu se rejoignent pour un baiser fou au centre d’un espace démesuré aux murs capitonnés, clos comme ce danger vers lequel ils courent sans le savoir. Le décor de Christian Schmidt réserve par la suite ses surprises, comme l’immense œil-de-bœuf ouvrant tour à tour sur le ciel étoilé du bal ou sur le visage ravagé par les ans de la détentrice du secret. Les costumes, de Reinhard von der Thannen, bien qu’en respectant l’inscription sociale des personnages et une certaine aura du temps, passe à travers toute datation possible. Les compagnons de jeu de l’anti-héros de Pouchkine arborent de lourdes pelisses de fourrure qui en font autant de loups moqueurs et cruels. La livrée rouge d’Hermann peut être celle d’un circassien pris d’un vertige définitif. La caractérisation psychologique des êtres émane de leur mise, comme ce chœur de nourrices aux abondantes mamelles, par exemple, ou les macabres baigneurs du bal, enfin la Comtesse dont vacille peut-être la raison, méchante robe verte sur bas roses, rouges escarpins vernis et perruque rousse. Sous l’œil créatif de Neuenfels, les enfants du tableau initial, tous pareils, sont affrétés par quatre cages. On les en sort prudemment en les maintenant sous le joug de laisses inflexibles – ainsi fait-on les bons futurs citoyens ?... Ici, Pauline s’amuse, un rien provocante avec son short noir qui la résume à la nudité de ses jambes. L’apparition d’Hermann derrière une vitre sans teint surprend les mots de Lisa, « Il est beau comme un ange déchu », dès lors obligée de le cacher dans la ruelle du lit ; la grand-mère fait semblant de n’en rien voir. Durant le grand air du prince, nous voilà dans les pensées de la fiancée : le pesant rituel du repas familial, avec quatre enfants, n’est assurément pas ce qui la fait rêver. Chorégraphiée par Teresa Rotemberg (comme sans doute les mouvements volontiers mécaniques du chœur), la pastorale souligne la sensualité non dite de l’opéra, sur un petit théâtre de tréteaux bordé par trois brebis versaillaises qui tricottent benoîtement durant le ballet. Le bal masqué est couronné par l’arrivée de l’impératrice Catherine II, ici squelette en voilette noire, avec des bras démesurés, comme pour mieux happer les vivants vers le tombeau.

Après l’entracte, la production abandonne ces fantaisies dont, outre la dimension tour à tour poétique et critique, la fonction est peut-être de mieux précipiter la suite dans la noirceur du drame. La chambre de la quatrième scène est austère, immaculée, clinique. Seuls un pauvre lit de fer blanc, une chaise et un paravent ponctuent le vide, devant deux hautes fenêtres donnant sur une nuit sans fin. Dans cet espace pré-mortuaire, l’uniforme rouge surgit comme une tache de vie, irrésistible. Dépouillée de sa robe, de ses bas, de sa perruque, la Comtesse, chauve comme un œuf, en chemise de nuit, chante la romance de Grétry, entourée de domestiques admiratives ou indifférentes – le soin du détail de la direction d’acteurs ne fait aucun doute. Passée la vexation de la révérence maladroite dont elles rient, la vieille dame entonne pour elle un dernier refrain, puis s’endort sur la chaise, molle comme un oiseau mort. La confrontation avec Hermann est traitée comme un duo amoureux, un réveil doux et charmeur où le jeune homme accepte les caresses de l’aînée, souriante, heureuse. L’extrême tendresse de la scène trouve appui sur la douce sensualité de la fosse, somptueuse. La simplicité du geste, l’affection un peu surprise, le décalage entre le bonheur de la belle d’autrefois et la requête fébrile du joueur génère une émotion sans pareille. Sous la menace dérisoire du revolver, le tragi-comique de la situation demeure dans un entre-deux d’une délicatesse saisissante – la clé de voûte de cette Dame de pique.

Après cela, tout va très vite. Hermann ne lit pas dans la caserne la lettre de Lisa (ces jeunes femmes qui écrivent des lettres, chez Tchaïkovski…) mais en pleine rue, devant un défilé de façades de briques. Il s’adresse à des passants fantasmagoriques – un homme à tête d’âne, un autre en chien, etc. – qui l’ignorent ostensiblement. Sans effet horrifique, la Comtesse vient enfin, spectre quotidien, pourrait-on dire. Trop heureux de détenir enfin la combinaison gagnante, le beau fou, tel un somnambule qui ne peut accomplir qu’une seule chose, n’a pas entendu l’exigence du revenant – sauver Liza. Désespérée par cette destructrice idée fixe hallucinatoire, l’amante rejoint sa propre silhouette suspendue dans le contre-jour, et l’abat : elle est bouleversante, la stylisation de son enfouissement dans le зимний канал, tandis que l’officier sourit à ses chimères. La danse s’enchaîne dans le premier espace dont la vastitude est soulignée par la présence d’une robuste table de billard. Lorsqu’Hermann brandit l’as qu’il croit victorieux contre le jeu du prince éconduit, le visage de la Comtesse, dûment apprêtée, envahit le mur où délivrer un lent clin d’œil, froid et déterminé comme l’âme qu’il faut rendre. Le perdant tire et s’éteint aussitôt sur le tapis vert.

L’engagement des solistes fait le reste, ainsi que les prestations plus que probantes des jeunes voix du Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, dirigées par Wolfgang Götz et de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, sous la battue d’Ernst Raffelsberger (superbes prières des scènes 5 et 7 !). En Maître de cérémonie, on remarque le ténor musclé d’Oleg Zalytskiy. Le jeune ténor biélorusse Pavel Petrov campe un honnête Tchaplitski, tandis que le très incisif Alexander Kravets, toujours aussi facétieux, est un Tchekalinski brillant [lire nos chroniques du 25 juin 2006, du 16 mars 2007, du 12 juillet 2011, du 19 mai 2012 et du 12 novembre 2014]. L’évidence du Sourine de Stanislav Trofimov, basse noble au grain caressant, celles de Margarita Nekrasova en Gouvernante (mezzo), de Gleb Peryazev en Naroumov (basse) et de la Macha de Vasilisa Berjanskaïa (soprano) placent ces petits rôles dans un niveau luxueux.

Le timbre enveloppant et toutefois doté d’un aigu facile du mezzo Oksana Volkova met à l’honneur la partie de l’amie Pauline [lire notre chronique du 19 mars 2018]. Diversement apprécié en Onéguine [lire nos chroniques du 8 septembre 2008 et du 16 janvier 2016], Vladislav Sulimsky livre un Tomski fort élégant d’abord un peu timoré, assez directionnel, mais bientôt plus ouvert. Au baryton-basse Igor Golovatenko est confié le rôle du prince Yeletski : d’un baryton doux et lyrique, l’artiste russe livre une interprétation de grande tenue [lire nos chroniques du 19 juillet 2017, du 30 juillet 2013 et du 30 janvier 2012]. Enfin, le trio de tête triomphe ! On retrouve la grande Hanna Schwarz, toujours diablement impactée, très attachante en Comtesse, et surtout le couple phare de la production salzbourgeoise de Lady Macbeth de Mzensk par Kriegenburg [lire notre chronique du 21 août 2017], Evguénia Muraveva et Brandon Jovanovich. La première arbore un legato magistral dont bénéficie sa puissante Lisa. Le timbre est onctueux, avec un aigu fulgurant, et l’incarnation brûle les planches. Plus encore, le ténor étasunien [lire nos chroniques de Lohengrin, Das Lied von der Erde, Die Meistersinger von Nürnberg, Lady Macbeth de Mzensk, Jenůfa, Werther, Tosca, Sapho et Madama Butterfly] compose un Hermann au chant infiniment nuancé, d’une douceur presque vénéneuse, qui contraste avec l’urgence fiévreuse et la force brutale en scène. Bouleversant !

BB