Les Maîtres Chanteurs du procès de Nuremberg à Bayreuth
On connaît le goût de Barrie Kosky, Directeur de l'Opéra comique de Berlin, pour les mises en scène à la fois radicales et virtuoses qui renouvellent profondément le regard que l'on porte sur une œuvre. Avec Les Maîtres Chanteurs, il fait son entrée dans Wagner par la grande porte, en regardant droit dans les yeux le mythe malsain que le nazisme veut de cette œuvre. Déjà dans la production précédente, Katharina Wagner place l'action dans le musée d'histoire germanique de Nuremberg pour stigmatiser le danger qui résulte d'un repli social autour de règles rigides. A Bayreuth, Barrie Kosky va plus loin en faisant de Wahnfried, et surtout de la salle du procès de Nuremberg, le cadre insolite du concours de chant. À la superposition des figures Sachs/Wagner, Pogner/Liszt, Eva/Cosima s'ajoute celle de Beckmesser avec Hermann Levi, chef juif à qui Wagner avait confié la création du Ring.
L'humour très fin (les séances debout – à genoux de Beckmesser pendant l'office catholique) côtoient les moments de violence glaçante (le pogrom pendant la Festwiese ou la tête géante de la caricature antisémite qui se dégonfle telle une immense baudruche). Quant à la bonne humeur qui préside à la réception dans la villa Wahnfried au début du premier acte, elle a tout d'un humour gras et forcé qui laisse entendre que l'Histoire tirera des conclusions autrement plus graves, comme le sous-tend la présence de Wagner à la barre des accusés du procès… de Nuremberg. La ville est le lieu où le IIIe Reich promulgue ses lois racistes. Il est le lieu où les alliés décident dans l'immédiat après-guerre de juger les responsables nazis qui sont capturés. Les "Maîtres chanteurs" sont donc à prendre dans le double sens antinomique de notables vertueux et de truands politiques qui ont pris en otage un peuple entier. La conclusion verra non pas le triomphe de Walther mais plus généralement celui de la musique de Wagner, dont la beauté finit par l'emporter malgré la souillure éternelle que fera peser sur elle l'utilisation qu'en ont fait les nazis.
Sur le plan musical, la soirée tutoie les sommets, à commencer par la performance du vétéran Michael Volle dans le rôle redoutable de Hans Sachs. La projection et l'équilibre sont remarquables de finesse et d'élégance, au point où les moments de tension semblent disparaître complètement. De la manière dont il fait entendre les hésitations de l'homme mûr face à la jeune Eva, à la façon de chanter dans son air final le triomphe de l'art sur la vie, Volle est l'interprète idéal. Dans le rôle d'Eva, la voix d'Emily Magee ne peut rivaliser avec le reste du plateau. Entre un vibrato prononcé et des couleurs élimées (dans le quintette notamment), les moyens techniques se dérobent pour rendre la souplesse et le chatoiement attendu dans ce rôle. Klaus Florian Vogt confirme une fois de plus des talents qu'on lui connait depuis ses débuts ici même dans le rôle de Walther voici presque dix ans. Les intonations sont d'une précision fabuleuse et le caractère juvénile séduit durablement à tous les niveaux de la performance. Le Beckmesser de Johannes Martin Kränzle sait jouer avec une technique, certes pas irréprochable, mais qui lui permet de mettre en avant une liberté et une inventivité théâtrale de tout premier ordre.
La Magdalene de Wiebke Lehmkuhl relève brillamment le niveau, imposant un phrasé et une onctuosité dans le timbre qui font plaisir à entendre. Daniel Behle réussit pour la seconde année consécutive son David, grâce notamment à une capacité hors norme à nuancer et moduler des subtilités remarquables qui agrémentent la ligne générale. Günther Groissböck est un Pogner à la fois bonhomme et paternel, alliant l'impact de la projection à la chaleur du timbre. Dans le cortège des seconds rôles, on distingue l'impayable Hans Poltz de Timo Riihonen, le piquant Kothner de Daniel Schmutzhard, ainsi que le Veilleur tonitruant de Tobias Kehrer. Les Chœurs du Festival complètent de belle manière ce tableau magistral, réglés au millimètre par Eberhard Friedrich, ils sont le personnage à la fois multiple et omniprésent qui assure la réussite de cette production.
Philippe Jordan conduit ces Maîtres à bon port, grâce à une lecture précise et affirmée. Les ensembles sont assurés avec un grand souci des équilibres et des nuances. Les contrastes et l'ironie sont au rendez-vous, avec une belle maîtrise des dynamiques et des successions de plans sonores.