Reprise à Bayreuth du Hollandais volant dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger

Reprise à Bayreuth du Hollandais volant dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger
Reprise à Bayreuth du Hollandais volant dans la mise en scène de Jan Philipp Gloger

Le metteur en scène  Jan Philipp Gloger fait un curieux détour: il tente d’extraire un concept du livret de Wagner et, une fois son concept élaboré, force ce bel opéra à y entrer et le compresse si bien qu’il en perd sa plus belle substance. Au départ, Glogerconsidère assez traditionnellement que le Hollandais est un être hybride, encore humain mais devenu surnaturel de par sa malédiction, un être qui souhaite à tout prix mettre un terme à son errance séculaire, aspire à mourir et essaye constamment de se suicider sans parvenir à ses fins. Par un effort métaphorique considérable, Gloger transfère l’errance maritime en une errance sans fin dans l’océan de la société technologique contemporaine, une société froide et déshumanisée. Le Hollandais pourrait être le manager d’une société informatique qui  fait fortune sans jamais trouver le bonheur, qui rate un suicide après l’autre et qui n’est aimé que pour son argent.

Après une ouverture à rideau fermé, le rideau s’ouvre sur l’ impressionnant décor  d’une ville sans âme faite d’un immense réseau de néons et de filins lumineux qui s’entrecroisent dans un ordre complexe mais rationnel et dont les lumières s’affolent ou s’apaisent pour signifier l’orage ou le retour à la bonace. Ces beaux décors sont l’oeuvre de Christof Hetzer. Le livret de Wagner dans lequel le vaisseau de Daland est obligé de mouiller dans une baie éloignée de son village est oublié: Daland, en costume de ville, et son pilote (Steuermann) se trouvent dans une barquette au pied du mur de néons. Arrive un Hollandais piéton qui tire une valisette à roulettes qu’il ouvrira bientôt pour en extraire des liasses de billets de banque qui attirent aussitôt la convoitise du riche Daland. Nous sommes introduits dans le monde sans âme et stérile de la société de consommation. Les «marins» du choeur portent costumes, chemises et cravates et leurs femmes travaillent comme ouvrières dans une usine qui produit des ventilateurs. Pour le choeur des fileuses, on les voit s’affairer à l’empaquetage, et les seuls fils qu’elles doivent démêler sont les fils électriques des ventilateurs. Elle s’activent à remplir des caisses de cartons  de ventilateurs préalablement dépoussiérés. Seule Senta s’affaire à parfaire une grande sculpture de bois qu’elle modèle et repeint, un objet indéfini sur lequel elle projette toutes ses frustrations,  un espèce de chose informe qui a sans doute forme humaine, une chose de bois léger qui représente peut-être à ses yeux l’homme idéal imaginaire qu’elle attend. Un travail de création rageuse qui la distrait en tout cas du travail pour lequel elle est payée et qui  a pour effet de la marginaliser et de lui faire subir les remontrances de Mary (Christa Mayer). Plus avant, les marins en vestons cravates rapporteront de leurs voyages des robes dont se pareront les ouvrières de la fabrique de ventilateurs, des cadeaux qui n’ont plus beaucoup de sens quand on sort du contexte marin original.

La relation entre le Hollandais et Senta est traitée comme l’expression de deux névroses qui se rencontrent, loin de toute expression romantique. On comprend la dérive mentale de Senta livrée à un père dont la Weltanschauung est limitée par les oeillères du capital et du profit, et qui trouve tout naturel de la livrer comme on livre une marchandise à un riche marchand, arrangement auquel il renonce quand il apprend que la fortune du Hollandais est incommensurable. L’amour d’Eric, même s’il est véritable, n’a pas la puissance de rêve romantique de celui du Hollandais, et elle le rejette pour un amour mortifère, mais fragile, puisque le Hollandais se sent trompé lorsque son rival s’approche de Senta.

La mise en scène de Jan Philipp Gloger représente un couple d’amants maudits qui jouent constamment avec l’idée de la mort, et les traînées noires qui s’écoulent sur les voiles qui délimitent la scène ou les projections giclées qui viennent s’y projeter en taches, toutes ces noirceurs qui s’animent par des effets vidéo comme les arbres d’une forêt mouvante, sont peut-être l’expression des idées morbides et suicidaires des amants qui cherchent désespérément à fuir le monde étriqué et étouffant de la société du profit sans trouver d’autre issue que la mort. Noires encore les marques des crânes rasés sur un côté du Hollandais et de ses hommes, terribles stigmates peut-être mentaux, et les peinturlurages de Senta sur sa sculpture et sur les lourdes ailes menaçantes dont elle se voit affublée et qui semblent plus devoir l’enfoncer dans les ténèbres que la porter vers un septième ciel.
Le final est à l’image de ce monde technologique sans bateaux dont le seul océan est un océan de données informatiques. Dans la salle d’empaquetage de la fabrique de ventilateurs, une enseigne de la société portant le grand dessin d’un ventilateur s’enflamme par le sortilège magique des amours maudites. Le Hollandais escalade un monticule fait des paquets prêts à l’expédition sur lequel Senta finit par le rejoindre pour s’unir à lui en lieu et place de l’offrande amoureuse absolue du suicide par la noyade. Le final de Gloger rejoint enfin le livret: au sommet de leur monticule de boîtes en carton, le Hollandais et Senta s’enlacent et une enseigne descend des cintres portant le dessin des amants unis pour l’éternité.

Comme c’est le cas depuis plusieurs années, c’est au chef Axel Kober qu’a été confiée la direction musicale, un chef wagnérien et straussien renommé, qui devrait  diriger le  Ring à Vienne en 2019. Le chef connaît bien l’acoustique particulière de Bayreuth et dirige avec un tempo rapide,  sans parvenir pourtant à soulever l’émotion, ce qui est sensible dès l’ouverture. Le plateau est lui aussi inégal.  Le Daland de Peter Rose, une excellente basse subtile et accomplie, reproduit à s’y méprendre la gestuelle et les mimiques de son baron Ochs auf Lerchenau, avec ses courbettes et ses ronds de jambes, ses aplatissements et sa rouerie fourbe, ce qui est peut-être un des effets du comique voulu par Jan Philipp Gogler, qui n’est pas dépourvu d’ironie. Rainer Trost, un ténor à la voix  lumineuse qui tutoie les rôles de l’opéra baroque, chante le Steuermann avec quelque bonheur dans les hauteurs sans atteindre pourtant les derniers sommets. Tomislav Mužek, un des meilleurs interprètes de la soirée, revêt les habits d’Eric représenté ici comme l’ homme d’entretien de la fabrique de ventilateurs armé d’un pistolet à silicone, dans ce rôle qui est sa meilleure carte de visite. Il essaye de convaincre Senta de son amour, mais ni les beautés de son beau ténor dramatique ni la solidité stable et bien ancrée de son amour ne parviennent pas à séduire une Senta aussi névrotique qu’exaltée. Ricarda Merbeth, très attendue en Senta qui est son rôle fétiche, peine à convaincre dans cette partie redoutable: la chanteuse interprète une jeune femme très gamine qui fait des minauderies, le chant manque parfois de contrôle, le vibrato est ahané et manque de liant, les graves sont souvent mal assurés et les aigus  plus criés que chantés. Le rôle du Hollandais est chanté en alternance par Greer Grimsley et John Lundgren, qui se partagent aussi le Wotan de la Walkyrie. Le baryton-basse wagnérien américain, plus connu des scènes américaines que des scènes européennes, faisait hier soir ses débuts à Bayreuth. Il dresse un Hollandais sombre et ténébreux de sa voix sonore et puissante, aux beaux graves, avec un  jeu scénique et des intonations qui ne rendent cependant pas compte de la complexité du personnage, ce qui pourrit être dû à la vision très univoque de la mise en scène. Le meilleur du spectacle vient de l’engagement des choeurs et de leur unisson exceptionnelle et de la qualité des instrumentistes qui sauvent ce qui peut l’être d’une soirée sans grand charisme, qui n’a reçu que des salves d’applaudissements courtois surtout adressés aux musiciens et aux choristes.

Au sortir du spectacle, on entendait ici et là les propos sourire en coin de spectateurs qui auraient bien aimé que l’on branchât les ventilateurs de la scène, histoire de rafraîchir une salle surchauffée par la canicule.

Luc Roger