Critique – Opéra & Classique

Manon Lescaut de Giacomo Puccini

Une tromperie sur la marchandise

Manon Lescaut de Giacomo Puccini

Manon Lescaut revient au Liceu après plus de dix années d’absence. Ce fut lors de la saison 2006-2007 que Joan Matabosch, à l’époque Directeur Artistique du Liceu, et aujourd’hui du Teatro Real de Madrid, programma non moins de quatre opéras sur le personnage de la malheureuse ingénue : Manon et l’insolite Le portrait de Manon tous deux de Jules Massenet, Boulevard Solitude de Hans Werner Henze, et, bien entendu, Manon Lescaut de Giacomo Puccini. On peut trouver sur Webthéâtre les critiques de ces productions d’alors.

La remise au programme de la pièce de Giacomo Puccini était très attendue : les onze années d’attente ont semblé longues et on connait l’intérêt du public barcelonais pour le compositeur italien. La déception n’en a été que plus grande.

La cause principale, mais non pas la seule, de la mauvaise impression donnée par cette première représentation, a été sans nul doute la mise en scène de David Livermore. Le metteur en scène a remplacé la déportation de prostituées en Amérique au XVIIIème siècle, par l’émigration massive de la misère paysanne européenne vers les USA à la fin du XIXème siècle. A-t-il voulu, par un coup de billard à trois bandes, faire allusion aux mouvements migratoires que connait l’Europe aujourd’hui ? En tout cas, il a montré une claire volonté d’« actualiser » le sujet, en détruisant à coups de hache l’histoire bien ficelée de l’Abbé Prévot.

Dans celle qu’il a voulu construire, le tape à l’œil a remplacé le sens social et romanesque du récit original. Pire encore : en sortant l’histoire de Manon de son temps, il a aussi été obligé de changer son contexte ce qui l’a conduit à y introduire de la complexité et fatalement des incohérences.

David Livermore, ou l’alchimiste qui a réussi la transformation de l’or en plomb.

Le report de l’action à la fin de XIXème siècle, rendant caduc l’usage des diligences, Manon et son cousin arrivent donc à Amiens en locomotive. La jeune fille est partie avec Des Grieux par le même moyen de locomotion à la fin de l’acte. On précise bien, « en locomotive » seule. Les voitures qui normalement la suivent, font ici défaut, soit par manque de place sur scène, soit par une compréhensible volonté de faire des économies. Non contents d’avoir bâti une gare à Amiens, les signataires des décors ont transformé la maison de Geronte en un lupanar de la belle époque –bravo pour le décor tout de même !- dont le riche et puissant receveur des impôts n’est qu’un client parmi d’autres.

N’étant donc pas le protecteur attitré de Manon, mais bien un simple client, n’ayant aucun droit particulier sur elle, on ne comprend pas trop ce qui justifie sa dénonciation de Manon à la police. En faisant ainsi arrêter toutes les filles de la « maison », Geronte s’est puni lui-même. Il devra chercher son plaisir ailleurs !

Pris dans la logique du changement d’époque, les décorateurs ont aussi été obligés de transporter les prisonnières en Amérique dans un énorme transatlantique dont on n’a vu que la proue sur scène, mais que l’on a deviné monumental, plutôt daté des débuts du XXème siècle. Le bateau a déposé les prisonnières (devenues des immigrantes paysannes, à en croire les vidéos projetées pendant l’intermède), aux abords de l’Ellis Island. Nos décorateurs ont ici fait preuve de leur bonne connaissance de l’histoire. Et c’est bien là, dans le hall central du somptueux bureau de réception des immigrés -des marbres et des lustres à profusion-, en plein milieu d’autres émigrés, des policiers et autre personnel administratif, tout en attendant de réaliser les formalités douanières, que Manon se retrouve « sola, perduta, abbandonata », pendant que Des Grieux est parti un instant aux toilettes, lui chercher un verre d’eau !

De la violence partout sur scène

La direction d’acteurs, plate au possible, s’est voulue rehaussée par d’incessantes scénettes de violence au second plan. Ne sachant pas tirer profit de la violence des situations, David Livermore a cru nécessaire d’introduire une violence gestuelle. Des membres du chœur ou alors des figurants, habillés en policier, en client des prostituées ou en soldat, ne cessent de taper furieusement sur tout le monde, et sur les femmes en particulier.

Dans la maison close, même le maître de danse -José Manuel Zapata- s’y est mis. Pour le reste, le metteur en scène a laissé les protagonistes évoluer, chacun à sa manière : Liudmyla Monastyrska –Manon- a préféré rester immobile devant la scène à chacune de ses interventions en solo, alors que Gregory Kunde a essayé de donner un peu de dynamisme à ses récits. Seul Carlos Chausson a dramatisé son Geronte de la meilleure manière possible.
Par ailleurs, David Livermore a voulu montrer l’histoire en perspective, « revue » par un Des Grieux en pleine vieillesse, un portrait de Manon à la main ; allusion subliminale au Portrait de Manon vu en 2007. Pour ce faire, il a déguisé l’acteur Albert Muntanyola en Plácido Domingo -dans Il postino - et l’a obligé à déambuler sur scène, sans mot dire -et pour cause-, pendant toute la soirée. L’acteur s’est très bien acquitté de sa tâche et a été très applaudi.

Des métaux hésitants, les cordes parfaites, de la somnolence dans la fosse.
Emmanuel Villaume, inconnu à Barcelone, n’a pas convaincu. Il a dirigé, certes, en faisant très attention à ne pas gêner les chanteurs, au point d’accepter de les suivre au lieu de les accompagner. Cela a provoqué des déphasages fréquents, non seulement avec les solistes, mais aussi avec le chœur. L’acte de la maison de Geronte a été particulièrement pénible à suivre.

La vivacité globale -vocale et dramatique-indispensable, lors des scènes à plusieurs personnages, si fréquentes dans les opéras de Giacomo Puccini, n’a pas été trouvée, et probablement, elle n’a même pas été cherchée. L’action a traîné en longueur, elle se faisait interminable.

Dans la fosse, la faiblesse notoire, et surprenante aussi, des métaux, a été par moments compensée par la superbe sonorité des cordes et des bois, mais, tributaires et obéissants à la baguette du chef, les musiciens n’ont pas pu totalement briller cette fois-ci.

Des hauts et des bas dans la distribution.

Gregory Kunde a été un Des Grieux irrégulier. Il s’est montré vaillant, très en voix, émettant avec un timbre cohérent, viril, en somme très convaincant, dans les scènes de tension, de violence même. En revanche il a été bien moins présent dans les moments plus lyriques de l’histoire. Sa voix a alors tremblé, cherchant la note, ou l’intensité, ou encore la longueur finale pour provoquer l’applaudissement (qui n’est pas arrivé). Au fil de la soirée il a amélioré sa prestation pour donner à la fin un quatrième acte superbe. Sa connaissance du rôle et du métier ont compensé la fatigue cumulée de sa voix.

L’interprétation de Manon par Liudmyla Monastyrska ne passera pas à l’histoire. Certes la soprano a émis des aigus rayonnants et elle a aussi récité des phrases très bien arrondies, avec un timbre cristallin, agréable, mais son italien n’a pas été souvent reconnaissable, son vibrato a été assez désagréable et sa compréhension du personnage très moyenne. Si une partie du cinquième étage a lancé un applaudissement enthousiaste à la fin de son dernier air, le reste du théâtre n’a pas suivi l’initiative. David Bižić a bien rempli son rôle en tant que frère de Manon, mais c’est surtout Carlos Chausson qui a fait, de nouveau, une belle création vocale et dramatique, du rôle de Geronte di Ravoir, le méchant.

Manon Lescaut ”Dramma lirico” en quatre actes de Giacomo Puccini. Livret de Domenico Oliva et Luigi Illica. Coproduction Gran Teatre del Liceu, Teatro di San Carlo de Naples et Palau de les Arts de Valencia. Mise en scène de Davide Livermore. Décors de David Livermore et Giò Forma. Costumes : Giusi Giustino. Orchestre du Gran Teatre del Liceu. Direction musicale d’Emmanuel Villaume. Chanteurs : Liudmyla Monastyrska, David Bižić, Gregory Kunde, Carlos Chausson, Mikeldi Atxalandabaso, Marc Pujol, Carol García, José Manuel Zapata, Micheal Borth, David Sánchez, Jordi Casanova

Gran Teatre del Liceu les 7, 10, 13, 16, 19 et 21 juin avec cette distribution. Les 8, 11, 14, 17, 20 et 22 juin avec d’autres distributions.
http://www.liceubarcelona.com exploitation@liceubarcelona.cat
Téléphone 902 53 33 53 +34 93 274 64 11 (International)

Photos Antoni Bofill

A propos de l'auteur
Jaime Estapà i Argemí
Jaime Estapà i Argemí

Je suis venu en France en 1966 diplômé de l’Ecole d’Ingénieurs Industriels de Barcelone pour travailler à la recherche opérationnelle au CERA (Centre d’études et recherches en automatismes) à Villacoublay puis chez Thomson Automatismes à Chatou. En même...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook