L’association des deux opus de Ravel et de Puccini est fréquente sur scène : leur durée et leur ton, plus comique et enlevé qu’à l’ordinaire, s’y prêtent. Bien plus que leur ancrage musical, que la direction avertie du jeune Maxime Pascal prend soin de départager, malgré la proximité historique des deux opéras – 1911 pour L’Heure Espagnole et 1918 pour Gianni Schicchi. La langue chantée de Ravel, proche de la parole théâtrale, colle à un orchestre dont la mouvance post-wagnérienne et le recours à d’inhabituels instruments à des fins figuratives – carillons et coucous articulent le tout – font alors montre d’une modernité certaine. Resserré, privé tout comme L’Heure espagnole de chœurs, l’opéra en un acte de Puccini brille quant à lui par sa structure composite, synthèse d’éléments de l’opéra italien tenus pour insolubles – Rossini et Verdi, comedia dell’ arte bouffe et instinct symphonique. Séparées par l’entracte, les deux œuvres s’inscrivent ainsi sur un même fil à la fois dramatique et profondément musical, que rend tangible la mise en scène inspirée de Laurent Pelly.

Créé sur la scène du Palais Garnier en 2004, le diptyque s’ouvre ici à la scène plus monumentale de Bastille  - et on pourra par ailleurs questionner l’adéquation de l’ampleur du plateau et de la salle à une telle scénographie. Déjà, les décors de Florence Evrard et Caroline Ginet fascinaient : assemblage obsessionnel d’horloges, coucous et montres amoncelés se muant en mobilier, mobilier se muant en architecture. Métonymie d’un temps galopant, d’un timing comique qui fait de la vigueur de la musique son cœur battant, la mise en scène épouse les traits mélodiques, les déplacements minutés des protagonistes confinent à la chorégraphie. Opéras relevant davantage de la parenthèse stylistique que de l’œuvre mineure, L’Heure espagnole et Gianni Schicchi font du plaisir transgressif du buffa leur raison d’être : le canevas somme toute classique de leurs livrets érigeant le péché capital et la duperie en moteurs dramatiques important ici moins que les moyens expressifs déployés pour leur rendre justice.

Ainsi, la Concepcion de Clémentine Margaine brille d’une sensualité démesurée – puisqu’inassouvie – qui sonne comme une caricature de sa non moins sauvage Carmen. Face à elle se succèdent, en guise d’amants, les archétypes habituels. Stanislas de Barbeyrac est un piètre poète, mais ses sérénades sont réjouissantes, aussi convaincantes vocalement qu’hilarantes scéniquement – il faut le voir, en costume disco débraillé jusqu’au nombril, singer les déhanchements de John Travolta. Plus incisive, la voix claire de Philippe Talbot trahit moins l’imbécillité du mari que l’avarice du commerçant. Nicolas Courjal est un Gomez ventripotent et veule, à la profondeur de timbre et au volume néanmoins raffinés. Jean-Luc Ballestra est un muletier à la musculature et à l’articulation saillantes. Tous se jouent avec gourmandise de l’énormité de leurs répliques, des atours d’espagnolades que Ravel se réapproprie avec délice.

La Florence de Gianni Schicchi est elle aussi déplacée au milieu du XXème siècle. Si, à quelque second degré près, la Lauretta d’Elsa Dreisig et le Rinuccio de Vittorio Grigolo sont les jeunes tourtereaux romantiques que l’on attend, et si le « O mio babbino caro » de la jeune diva impressionne, et rencontre les chaleureux applaudissements attendus, c’est encore la part de quiproquos et d’interjections du bouffe qui l’emporte. Aussi a-t-on plaisir à entendre Rebecca de Pont Davies et Emmanuelle de Negri s’emparer de leurs rôles avec un sens du théâtre admirable, secondées à nouveau par Philippe Talbot et Nicolas Courjal. Artur Ruciński est enfin un Gianni Schicchi versatile, ce qu’il faut de chevrotant lorsque sa mascarade l’impose. Le tout réjouit un public moins nombreux que pour le plus grandiose Parsifal, mais tout aussi enthousiaste. Preuve, si l’on en doutait, que l’opéra ne se destine pas au seul registre sérieux.

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