Une passion si humaine à Rouen !
C’est une habitude : avant Pâques, les Passion de Bach fleurissent sur les scènes lyriques obtenant, comme nous le confiait Michel Franck (le Directeur du TCE), d’excellents taux de remplissage. Aussi, cette Passion selon Saint Jean proposée par l’Opéra de Rouen a-t-elle quelque chose d’insolite. D’abord, parce qu’elle est mise en espace par Pierre Audi (le nouveau Directeur du Festival d’Aix), ensuite parce qu’elle est programmée deux semaines après Pâques, et enfin parce que la salle du Théâtre des arts ne fait pas le plein à cette occasion. Sans doute ces trois ingrédients sont-ils liés : Pierre Audi ayant choisi de désacraliser l’œuvre pour en explorer la dimension dramatique et universelle, il n’y avait pas lieu de la programmer durant la semaine sainte. Ainsi décontextualisée et humanisée, elle a probablement effrayé une partie de son public habituel.
Cette mise en espace est en fait une mise en regards : les personnages de cette passion se croisent, se toisent, se jaugent et se pleurent avec poésie, portés en cela par les magnifiques lumières de Peter Quasters. Habillés dans des costumes du quotidien contemporain, sombres et blancs, ils parcourent la scène, au milieu de l’orchestre, présent sur scène comme dans une version concert. C’est également une mise en doute : les personnages de Pierre et de Pilate, dont les combats intérieurs sont centraux dans l’œuvre, sont particulièrement mis en avant. Des vidéos hétéroclites sont projetées en fond de scène afin de « créer des résonances sensorielles » sensées permettre au spectateur de « découvrir des éléments de la Passion dont on n’était pas conscient ». Ce film montre d’abord les 14 stations du Chemin de croix rejouées par des souris et captées en radiographie (on n’en voit donc que les os et les viscères par transparence) : cette introduction présente le double avantage de poser d’emblée le parti-pris de désacraliser l’œuvre, et de heurter, ce qui est à la mode, les croyances religieuses. Plus tard, la vidéo détaille une main, un dos, des branchages, créant un arrière-plan visuel esthétique et hypnotique, mais déconcentrant l’auditeur de la musique de Bach, sans vraiment parvenir à en transformer la perception.
Un intérêt plus grand doit être porté sur les œuvres contemporaines adjointes à cette Passion : en introduction et en conclusion sont jouées deux parties de And Thou Must Suffer d’Annelies van Parys, tandis que L’Apokalypse Arabe I de Samir Odeh-Tamimi est interprété entre les deux parties de l’œuvre de Bach. Les cinq fragments ainsi constitués s’enchaînent parfaitement, seules les ruptures stylistiques indiquant le changement d’œuvre. La première composition démarre sur un son dissonant, à peine perceptible, des cordes. Des cris et des bruits de respiration s’ajoutent dans un crescendo angoissant. La seconde pousse la dissonance et l’âpreté rythmique plus loin encore, illustrant le chaos par les sons stridents des violons : les choristes ont des gestes saccadés, désolidarisés et émettent des cris et des sons de sirène, les éclairages sont vifs, et la vidéo montre une Jérusalem en ruine. Pendant ce temps, les solistes se roulent par terre, comme touchés par une souffrance absolue. La troisième composition suit la mort de Jésus : les sons fugaces et perçants sonnent comme les rayons de lumière qui accompagnent la résurrection du Christ : Jésus, habillé d'un haut blanc, se tient debout sur un promontoire, baigné de lumière.
Les choristes de la Cappella Amsterdam, en nombre restreint, doivent ainsi jongler entre des styles, des intentions et des techniques variées pour se montrer aussi adroits dans Bach que dans les œuvres contemporaines. Si leur positionnement scénique, dans lequel chaque chanteur regarde dans un sens distinct (y compris vers les coulisses et le fond de scène, donc), fait regretter un manque d’homogénéité dans la matière sonore en première partie, ils offrent de nombreuses pages saisissantes lorsque leur placement est plus approprié. Faisant tourbillonner avec précision les mouvements fugués chez Bach, ils rendent aux compositions récentes leur intérêt entier.
Jakob Pilgram est l’Évangéliste. À ce titre, il est présent sur scène durant les 2h10 de spectacle ininterrompues : c’est lui qui rythme le propos par ses récitatifs. Son timbre clair et son phrasé expressif en font un interprète idoine pour ce rôle. C’est Robert Davies qui chante la partie du Christ, accompagné par l’orgue. Sa voix est d’abord engorgée, surtout dans le registre grave. Il s’appuie cependant sur son charisme et la noblesse de son timbre pour se forger une stature adéquate pour son rôle, dévoilant alors de beaux mediums.
La soprano Grace Davidson offre un beau phrasé, fluide et expressif. Son timbre est clair mais consistant, sa projection est retenue. Ses notes piquées sont gorgées de pleurs, sa voix droite tient sur le fil de l’émotion. La voix du contre-ténor alto Benno Schachtner porte peu, mais elle dispose d’un timbre duveteux, aux belles harmoniques sur l’ensemble de sa tessiture. Ses vocalises sont hachées mais ses trilles sont précises et ciselées. Il tient dans sa seconde intervention une note piano, qui gagne en consistance et en vibrato dans un très beau crescendo. Magnus Staveland adopte d’abord en Simon Pierre le ténor rugueux d’une bête traquée, avec un phrasé percussif et un timbre profond. Plus tard, il nuance son chant et adoucit sa voix (mais laisse échapper quelques irrégularités dans sa ligne vocale), s’appuyant sur la solidité de son souffle. Enfin, la basse Tomáš Král est un Pilate sensible, à la voix large et profonde et au phrasé soigné, porteur d’émotions et d’un beau legato. La sur-utilisation de son registre grave dans son dernier air le met en revanche en difficulté, tant vocale que rythmique.
Andreas Spering dirige assis le B’Rock Orchestra qui manque d’abord de vigueur malgré un tempo allant. Le doux son de la flûte, les portés entêtants des cordes et la largesse des cuivres s’affirment toutefois au fil de la soirée. L’enchaînement des styles est ici virtuose par l’homogénéité qu’ils recréent entre des pièces techniquement opposées. La disposition scénique ne les sert pas, une partie de l’effectif se trouvant parfois masquée par les chœurs : les plans sonores se retrouvent alors déséquilibrés.
Le public reste mesuré dans l’éclat de ses applaudissements, mais se montre insistant, rappelant les interprètes à de nombreuses reprises pour saluer leur prestation.