Le naufrage de Lucia à Bordeaux

Xl_lucia © Opéra National de Bordeaux

Il y a des jours où ça ne veut pas… Après une première où Georgia Jarman (Lucia) a dû déclarer forfait (remplacée à la dernière minute par Venera Gimadieva, qui chante actuellement le rôle à la Semperoper de Dresde, où notre confère Alain Duault l’a entendue…), c’est au tour de Julien Behr d’être souffrant, dans le rôle d’Edgardo, lors de cette troisième représentation, mais cette fois trop tardivement pour lui trouver un remplaçant… On ne pourra pas lui jeter la pierre, car il sauve le spectacle, mais son incapacité ce soir à délivrer correctement le moindre aigu jette le froid à chacune de ses apparitions, et cette indisposition semble par ailleurs affecter une soirée où il n’y aura pas grand-chose à sauver... hors la prestation de Florian Sempey !

Après sa prise de rôle à Avignon il y a tout juste deux ans, le baryton bordelais endosse le costume d’Enrico dans sa ville natale, rôle qu'il incarne avec la fougue et le grand talent qu'on lui connait. Dès sa scène d'entrée, il donne le ton : puissance, projection, arrogance et beauté du timbre, legato exemplaire, forcent l’admiration. Malgré la mise en scène qui lui impose d'être continuellement sur le plateau, il ne se trouve pas épuisé pour autant : le duo de l'orage est superbement chanté, la fureur est bien présente, et il rejette un peu plus dans le silence Edgardo en l'écrasant d'un Si bémol aigu rajouté (mais brillamment exécuté). Malgré son jeune âge, Sempey fait preuve d’une technique vocale déjà époustouflante, un charisme qui lui est propre, et on languit de l’entendre dans sa prise de rôle de Malatesta (Don Pasquale) à l’Opéra national de Paris en juin prochain, l’opéra romantique du XIXe siècle lui allant décidément si bien…

On sera moins enthousiaste sur la Lucia de sa consœur américaine qui délivre un chant bien trop scolaire et appliqué pour convaincre dans ce rôle mythique. Si le numéro de la chanteuse – dans la fameuse scène de la folie – est très au point, il n’en est pas moins délivré sans grande âme, quand les aigus sont systématiquement courts. Bref, cette Lucia est plus poupée savante que femme amoureuse qui vit devant nous... Quant au reste de la distribution, à l’instar de notre confrère Christophe Rizoud (sur Forumopera) qui ne prend même pas la peine de la citer, nous ne l’évoquerons pas non plus, hors propos qu'elle se montre dans ce répertoire qui nécessite un cantabile dont elle est dépourvue - à l’exception de l’excellent ténor bordelais Thomas Bettinger (Arturo) qui aurait pu (et même dû...) chanter le rôle principal (masculin).

La mise en scène confiée à Francesco Micheli ne marque pas plus les esprits et ne restera pas dans les annales de la maison girondine (ni de celle de La Fenice de Venise, maison coproductrice du spectacle). C’est Enrico qui est ici le pilier du drame, qu'il revit dans un flash-back, et qui apparaît dès l’ouverture aussi torturé que sa sœur, passant tout son temps à se malaxer nerveusement le visage, bourré de tics, totalement névrosé.... Son château se résume à un empilement de meubles défraîchis, et ses hôtes sont présentés comme des morts-vivants, façon Nosferatu de Murnau, qui avancent le regard fixe, les bras pendants et les mains grandes écartées. Une image particulièrement grand-guignolesque, parmi d'autres, de même que sont grotesques les hideux costumes vert émeraude (façon robes de chambre) du clan des Ashton, tandis que le rejeton de la lignée des Ravenwood apparaît, lui, tout de rouge vêtu. Il n’y a que la scène de la folie qui trouve grâce à nos yeux, dans laquelle Lucia monte sur une grande table parsemée de verres diversement remplis de vin : tandis que résonne le fameux harmonica de verre (généralement abandonné pour une simple flûte, mais par bonheur ici conservé), Lucia offre une image au son en passant le doigt sur leurs bords, avant de vider chacun des verres sur sa robe d'un blanc immaculé, comme autant d’éclaboussures du sang d’Arturo...

Las, rien ne va en fosse non plus, et l’Orchestre national de Bordeaux est méconnaissable sous la baguette du jeune chef français Pierre Dumoussaud. Les décalages entre fosse et plateau se succèdent à qui mieux mieux, et les différents pupitres ne jouent guère mieux ensemble…

Il y a des soirs comme ça…

Emmanuel Andrieu

Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti au Grand-Théâtre de Bordeaux, le 7 avril 2018

Crédit photographique © Opéra national de Bordeaux

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