Jephtha à Garnier : La main mouvante du destin

Xl_xl_jephtha-005-onp-2017 © Monika Rittershaus / OnP

Il y a des œuvres du crépuscule d’une vie qui portent en elles une telle luminosité qu’on pourrait les croire jaillies de l’éclat des jeunes années de leurs auteurs. Tel est précisément l’empreinte qui caractérise Jephta. Composé par Haendel alors que les feux de son existence et l’acuité de sa vue s’éteignaient peu à peu, il est le dernier et sans doute le plus beau de ses oratorios. Libéré des contraintes du plaire pour mieux se déployer dans une forme expressive épurée, Jephtha est une partition dont chaque nuance est comme une étincelle qui jaillit des ombres d’un destin qui nous échappe. A cet égard, on est presque frappé par les rythmes dansants d’une délicieuse fraicheur dans la caractérisation de certains personnages. Dans la mort qui l’approchait, le compositeur semblait se promener sur l’horizon d’accents musicaux inédits, un pied dans la félicité d’un ailleurs radieux mais porté dans un écrin de dépouillement et de simplicité. Cette œuvre a fait naître, tant en concert qu’au disque, des entreprises réussies (on songe notamment à l’enregistrement de John Eliot Gardiner pour Philips) mais la  faire vivre sur une scène au plus juste son essence, dans un éventail d’émotions et de couleurs et ce, sans fioriture inutile est sans nul doute un tout autre défi.

Nous étions donc particulièrement curieux de découvrir cette production sur la scène du Palais Garnier, et ce à un triple égard d’ailleurs. D’abord, pour la qualité de ses chanteurs qui de surcroit, pour certains d’entre eux, faisaient en cette première du 13 janvier leurs débuts dans cette oeuvre ; ensuite pour la direction de William Christie et enfin pour la mise en scène de Claus Guth dont la Bohème transposée dans l’espace a récemment suscité la polémique mais a incontestablement renouvelé l’œuvre de Puccini en lui offrant un onirisme poétique bouleversant, comme l’a d’ailleurs à juste titre souligné Alain Duault dans sa chronique sur le sujet. A son annonce, cette production de Jephtha avait donc de quoi aiguiser les appétits et le dîner fut en effet frugal et réussi, en dépit de quelques sifflets au rideau final à l’adresse de Claus Guth, relevant davantage, semble-t-il, de réactions défensives face à un langage de modernité que d’une véritable opposition étayée. Car ici la vision du metteur, bien que venant à certains égards à contre-courant du message musical véhiculé par l’oeuvre elle-même, est particulièrement pertinente comme nous le verrons.


Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Tirée du livre des Juges par le librettiste Thomas Morell, l’œuvre narre le destin de Jephtha, envoyé par le Roi Zebul combattre les Ammonites pour la libération du peuple d’Israël. Il promet alors à Yahvé, s’il sort victorieux du combat, de sacrifier la première personne qu’il rencontrera à son retour. Et c’est Iphis, sa fille unique, qui l’accueille dans l’allégresse sans se douter qu’elle se jette alors dans les bras d’un funeste destin au grand désespoir de sa mère Storgè et d’Hamor, son promis et fidèle lieutenant de son père. Mais la jeune fille se résigne et accepte le sacrifice de sa vie. Elle ne devra son salut qu’à l’intervention d’un ange qui expose alors à tous que Dieu ne demande pas la mort d’Iphis, mais seulement qu’elle se dédie à son service en restant pure. Sous-tendant une foi inébranlable en la perfection du monde créé par Dieu, le livret repose entièrement sur deux formules, It Must Be So (« il doit en être ainsi ») et Whatever is, is right (« ce qui est, est juste ») qui reviennent comme des récurrences au cours de l’histoire. La voie tracée par la main mouvante du destin ne peut être changée et il faut en accepter l’issue quelles qu’en soient les causes.

Au regard de l’essence même de l’œuvre Haendelienne, il était donc particulièrement intéressant de voir comment Claus Guth allait s’emparer de cette part d’inéluctable, de cette chape fatale de la destinée, lui qui n’a eu de cesse de mettre en exergue une humanité qui résiste, qui ne se résigne pas, malgré les épreuves, comme dans cette Bohème de la Bastille, si raillée mais d’un humanisme bouleversant, où en dépit du pronostic pessimiste de leur survie, les protagonistes trouvent dans l’apothéose de leur mémoire des raisons de vivre au mieux les derniers instants, de les vivre debout dans une dignité humaine absolue.

Dans sa scénographie pour JephthaClaus Guth, dans une approche similaire, met l’homme au cœur des évènements, et tout le génie de son approche est de prendre le contrepied de ce que sous-tendent la musique et le livret. Il atténue par les images qu’il donne à voir la sacralité inspiratrice de l’œuvre pour en faire un message universel et humaniste. Si l’issue doit être fatale, avec cette conscience qu’elle l’est, alors que la lutte contre les éléments soit âpre, que la résistance humaine soit héroïque, que l’homme succombe au Destin certes, mais non dans la béatitude d’une acceptation radieuse, presque candide, des évènements, mais par des actes de résistance forts. C’est précisément ce message que Guth nous tend à travers le It Must Be So haendelien, dont les lettres traversent la scène, d’abord en ordre cohérent, puis dans le désordre le plus total comme si la formule fataliste se démantelait sous l’effet de l’action humaine, de sa résistance dans le sens de la vie, tel que dans le duo d’amour Iphis/Hamor où les lettres disparaissent, ne laissant subsister que le BE, le verbe « être » du présent, le seul temps qui doit exister dans la chair vivante de la passion des amants.

Cette résistance de l’homme face aux évènements, on la trouve également dans les scènes ou Storgè traversant l'œuvre telle Cassandre projette les funestes desseins du destin avant qu’ils se produisent. C’est de ses pensées que Guth fait naître des tableaux visuellement sublimes, baignés dans une lumière transversale, montrant à la fois des champs de fleurs et des plaines au loin dévastées, dominés par un nuage annonciateur de sombres présages. Le metteur en scène magnifie le personnage de Storgè dans des jardins clairs obscurs comme tenus en retrait des évènements, et semble en faire la messagère de son propos comme celle qui réveille cette humanité par ses pressentiments et qui l’exhorte à réagir. Dans la vision de Guth, elle semble être la plus vivante de toute, elle est la conscience humaine en éveil. Cette résistance à l’inéluctable est également en substance dans la scène où après l’annonce du sacrifice consenti par Jephtha, le chœur, vêtu de noir comme portant le deuil, entonne le Whatever is, is right projeté, non mains tendues comme une offrande faite à Dieu, mais poings serrés dans une posture offensive.

Dans sa scénographique, Guth semble par ailleurs s’employer à ralentir la marche vers l’inéluctable alors que la rythmique de la musique s’emballe et accélère le cheminement de l’histoire vers l’issue funeste. Ainsi, dans la scène de retour de Jephtha, victorieux des Ammonites, la musique s’arrête brutalement quand ouvrant la porte du Destin, il se retrouve soudainement face à celle qu’il va devoir sacrifier, sa propre fille. Le silence imposé alors par la mise en scène pendant une poignée de secondes est comme une mise en suspend des évènements, comme un temps qui refuse d’avancer vers l’irréparable.


Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Au final Dieu a parlé, Iphis ne sera pas sacrifiée mais point de félicité pour les hommes qui sont dans la mise en scène de Guth renvoyés à leur propre destin humain. Iphis semble perdre la raison, Storgè se détourne de son époux, Jephtha semble renoncer à son nouveau pouvoir, Hamor est un homme agonisant, épuisé au sens propre comme au figuré, par de vains combats. Guth  nous offre ici des tableaux vivants grandeurs natures d’une humanité se battant avec ses contradictions, dont les pensées et les actions trouvent corps dans des images vidéos d’une grande force dramatique renvoyant aux luttes du peuple d’Israël. Seuls apparaissent sans doute un tantinet superfétatoires, les effets sonores utilisés pour annoncer la survenance d’un évènement nouveau ou un retournement de situation inattendu. S’ils s’inséraient parfaitement à sa mise en scène de la Bohème futuriste d’inspiration cinématographique, ici il n’y a nul besoin de surajouter aux images qui disent déjà tout des intentions de la mise en scène.

Dans cette atmosphère contrastée, qui vient contredire l’allégresse intrinsèque de l’œuvre pour mieux en rehausser le propos dramatique, les interprètes se retrouvent les seuls émissaires de la musique, de ce qu’elle exprime dans son sens premier. Et c’est ici une distribution de premier ordre qui nous fait l’offrande de toute la plénitude de son talent sous la direction de William Christie qui, à la tête des Arts Florissants, offre une lecture soyeuse conférant à la musique la juste touche de cette forme épurée qui caractérise l’ultime oratorio de Haendel. L’orchestre semble toutefois plus à l’aise dans les passages plus rapides, avec de belles harmonies même s’il ne semble pas toujours dans le rythme créant ainsi quelques légers décalages avec le chœur au début du troisième acte. Un chœur au demeurant de très haute tenue, qui tient sa place avec brio tant vocalement que dans les exigences d’une mise en scène qui font de lui un protagoniste à part entière de l’action.

Ian Bostridge, qui aborde ici pour la première fois le rôle de Jephtha, confère l’autorité nécessaire au personnage par une voix bien timbrée, projetée à merveille, avec une ligne de chant  très soutenue. L'ornementation est riche, sans artifice comme si elle coulait naturellement. La prononciation, le sens profond des mots sont des qualités déjà maintes fois relevées chez cet interprète mais trouvent, plus encore ici, une parfaite illustration. Sur le plan de la caractérisation du personnage, dans une approche moins vindicative et plus intériorisée que Richard Croft, son prédécesseur dans le rôle dans la même production à Amsterdam, Bostridge semble amener son Jephtha, de par une posture physique de repli sur lui-même, à une introspection continuelle sur les évènements. Il est en proie aux réflexions profondes. Ce n’est pas un fou fanatique, c’est un homme qui doute, qui vacille devant la pression de la destinée comme le montre cette scène étonnante où il trouve un réconfort auprès de sa fille, la tête posée sur ses genoux, alors qu’il s’apprête à la sacrifier. Il y a dans cette interprétation une humanité bouleversante qui s’accorde à la perfection avec l’approche de Guth.

Après une prestation remarquée dans Didon et Enée en 2016 à Rouen, nous nous réjouissions de retrouver Katherine Watson en Iphis. Totalement bouleversante dans son incarnation, grâce à la douceur de son timbre, son émission cristalline, la pureté de l’aigu, elle incarne à merveille la candeur d’une jeunesse qui se plie aux évènements sans être pour autant affligée, car c’est en héroïne et non en victime qu’elle affronte sa destinée. Dans la scène évoquée précédemment où Iphis réconforte son père défaillant alors qu’il doit la sacrifier, elle nous donne un grand moment de subtilité et délicatesse vocale.


Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Jephtha ; © Monika Rittershaus / OnP

Le sens de théâtralité naturel de Marie-Nicole Lemieux fait merveille en Storgè qui traverse l’œuvre comme Cassandre, le regard rivé sur un futur funeste. Dans Scene of Horrors où elle projette mentalement une Iphis, la gorge tranchée, elle donne corps avec un réalisme saisissant aux craintes et visions du personnage par une voix ample et généreuse. Toutefois, à vouloir rendre son interprétation trop douloureusement dramatique, la voix se réfugie parfois dans le parlando et se perd alors dans les notes basses. Mais l’interprétation demeure globalement de très belle tenue.

Le contre-ténor, Tim Mead, avait, à l’occasion du  concert de clôture du Festival à la Sainte-Chapelle en juin dernier, capté toute notre attention par la ligne mélodique admirablement fluide de sa voix. Le rôle de Hamor, écrit pour un castrat, lui donne ici l’occasion de faire la démonstration de toute sa musicalité et sa virtuosité dans les vocalises. Il sait par ailleurs se fondre avec patience dans les changements de rythme imposés par la musique, démontrant ici une intelligence d’interprétation. La voix n’est jamais exposée inutilement, et  s’accorde le temps nécessaire pour s’installer dans les exigences de la partition.

Dès la scène d'ouverture, le baryton-basse, Philippe Sly, donne corps, avec une belle présence, aux affres du Roi Zebul, qui dans la conception de Claus Guth est un homme qui n’assume pas son pouvoir, qui veut les avantages de celui-ci mais sans en avoir les charges. Les nuances d’une voix de velours aux demi-teintes séduisantes confèrent une dimension inquiétante, énigmatique à ce personnage. Les notes basses manquent toutefois un peu de profondeur pour accentuer le côté sombre mais la prononciation, la diction, le phrasé font de cette interprétation une prestation de noble tenue.

Valer Sabadus a étonné l’auditoire, en cette première, tant par la posture scénique de son ange (tout de noir vêtu, qui revêt des ailes après être entré en scène) que par la voix incroyablement claire, pure, lumineuse et céleste de son chant. Cette voix à l’émission haute, à l’aigu surélevé, semble être littéralement tombée du ciel, ici fort à propos, et fait indéniablement forte impression.

How dark, o Lord, are Thy decrees ! (Seigneur, que les décrets sont obscurs). Dans cette incantation interrogative de la fin du deuxième acte, les protagonistes sont en proie au doute. Dans le cheminement obscur de la vie, quelle est la part du libre arbitre humain, quelle est la part laissée à ce qui semble écrit et qui nous échappe ? La mise en scène de Claus Guth donne précisément corps à ce questionnement en replaçant l’homme au cœur de son destin dans une œuvre empreinte de sacralité et de fatalité. Cette approche fait alors étrangement écho aux mots de l’auteur persan Omar Khayyam  « La main mouvante écrit, et ayant écrit poursuit : ni ta piété, ni ton esprit ne pourront changer une ligne, ni tes larmes effacer un mot, et pourtant cet instant est ta vie, sois donc heureux un instant… ». Quand un spectacle suscite un tel degré de réflexion dans l’écrin d’un moment musical et vocal d’une rare beauté, il mérite incontestablement notre regard.

Brigitte Maroillat

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