La Bohème interstellaire à l'Opéra de Paris, entre triomphe et huées
Longtemps avant que le rideau ne soit levé sur cette première représentation, la nouvelle mise en scène signée Claus Guth de La Bohème a fait parler d'elle et grincer des dents. Dès l'annonce de saison, le public réticent aux visions originales du metteur en scène allemand craignait le pire, un sentiment renforcé par l'affiche du spectacle et sa soucoupe volante jaune ornant une impressionnante flotte de bus et d'encarts publicitaires dans les transports publics à Paris et ailleurs, depuis plusieurs semaines. La pression ne faisait que s'accentuer ces derniers jours, les milieux lyriques et les réseaux sociaux bouillonnant aux cris de "scandale" et de "trahison". Le public semblait pourtant assagi durant toute la première partie de la soirée, accueillant d'emblée Gustavo Dudamel par des bravi et saluant chaleureusement les prestations des chanteurs. Mais dès le lever de rideau après l'entracte, l'astronaute en combinaison dans un décor lunaire provoque un immense tollé. L'Opéra Bastille devient alors un cirque bruyant, ressuscitant les grands moments de scandale au théâtre et la querelle des anciens et des modernes, dans une véritable bataille rangée s'admonestant de réparties cinglantes à la cantonade. Au cri de "Trahison !" répond "Fermez les yeux et écoutez" suivi par "À bas la mise en scène". Les spectateurs les plus rétifs se sentent alors libres de crier leurs ressentis mais le silence finit toutefois par revenir lorsque reprend la musique.
La mise en scène offre pourtant une transposition inventive et qui fonctionne en de nombreux points : le gel des mansardes s'incarne très bien dans la froideur d'un vaisseau spatial glacial et sans oxygène, les victuailles deviennent les rations de survie, le feu du poêle se mute en aurores boréales et supernovas.
Mais, dans l'espace, que faire du propriétaire Benoît venant réclamer le loyer ? On imagine mal un bailleur toquant à la porte du vaisseau spatial avec une quittance ou bien des huissiers intergalactiques. La mise en scène fait donc un choix aussi comique que funèbre. Les astronautes jouent avec le cadavre d'un membre d'équipage, lui faisant bouger les bras et les lèvres pour lui faire jouer ce rôle, tout en imitant sa voix avant de l'élancer dans une danse macabre.
Cela étant, ce parti-pris de mise en scène échoue sur certains éléments du livret. Il faut alors recourir à des stratagèmes, comme prétexter un souvenir ou une hallucination pour expliquer l'épisode du café Momu, où Parpignol (Antonel Boldan) devient un mime lunaire, entouré d'enfants et de garçons de café jongleurs et acrobates. Des doubles-comédiens des chanteurs interprètent tantôt le personnage réel et tantôt son souvenir. Dans la seconde partie (où l'équipage s'est échoué sur la Lune, donc), ce concept s'épuise tant le recours à l'hallucination devient systématique (les membres d'équipage étant en scaphandre, ils ne peuvent plus intervenir dans la dramaturgie). Certains passages jouent même avec les limites de la convention théâtrale (notamment ce "rentrez, il fait froid" alors que les personnages restent sur la lune). Dans le dernier tableau, le héro à l'article de la mort se revoit avec ses amis, chantant un karaoké avec gros micros et costumes de cabaret. La dernière scène de ripaille fonctionne en tout cas parfaitement : les artistes rêvent bel et bien un festin royal, le délire de cosmonautes imaginant des douches de champagne pailletées.
Sonya Yoncheva est d'abord une voix, entendue depuis les coulisses. Au premier son de cette Mimì, son Rodolfo se frappe la tête comme pour évacuer une illusion auditive due au mal de l'espace, comme pour conjurer le drame vécu et qu'il va revivre. Sonya Yoncheva arrive alors sur le plateau, ayant tout d'une apparition. Son jeu est hiératique : elle flotte à travers le plateau en lignes droites pour finir collée au hublot. Le défilé du tambour-major transformé en funérailles pour un clone de cette Mimi confirme que Rodolfo retrouve en hallucination sa bien-aimée morte auparavant. Le tempo lent de sa ligne renforce encore cette impression évanescente. La diva suspend la fosse à son souffle et chante sur une cadence très mesurée, lui permettant de déployer ses amples médiums graves, mais ses aigus en pâtissent au point d'en devenir inquiétants. Puccini a pourtant placé le grand air de la soprano au début de l'opus, mais Sonya Yoncheva semble fatiguer au fur et à mesure de la soirée, les aigus se voilant en perdant ancrage et justesse. Les notes les plus hautes semblent même sur le point de décrocher.
En Rodolfo, Atalla Ayan économise ses moyens et ménage ses effets. Peu sonore malgré la structure du vaisseau spatial qui agit comme une cage de résonance, il interprète le rôle avec justesse et un métier vocal, sachant laisser porter sa voix par les cuivres et maîtriser ces légers décrochements vocaux qui trahissent la passion du personnage. Il sait même alléger à merveille les aigus (notamment "la saison des fleurs") et il gagne en voix, porté par l'émotion du personnage ainsi qu'une bonne technique de couverture. Hélas, dans l'espace, personne ne l'entendra crier Mimi ! Mimi !
La Musetta d'Aida Garifullina est d'abord tout aussi moyennement audible, seuls ses aigus serrés perçant la fosse. Elle joue toutefois à la perfection la princesse hautaine avant d'offrir un numéro sensuel dans un réacteur transformé en salon d'effeuillage. La voix retrouve alors sa superbe, flottant sur l'accompagnement allégé jusqu'au suraigu. Elle mène ainsi à la baguette l'Alcindoro effacé de Marc Labonnette.
Artur Ruciński offre un Marcello à la voix bien audible et trempée. Un véritable caractère vocal et scénique plein d'aisance et de camaraderie. Alessio Arduini est hélas peu audible, empressé dans la prosodie de Schaunard et une voix assourdie au vibrato très rapide bien que large. Cependant, la voix chauffe à mesure et retrouve son amplitude articulée lors du dernier acte. De ces seconds rôles, le Colline de Roberto Tagliavini est le plus sûr (et applaudi), notamment dans son air du manteau, d'une richesse slave, sombre et protocolaire.
Sous la baguette toujours souple et généreuse d'un Gustavo Dudamel aussi impliqué et généreux qu'à son habitude, l'Orchestre de l’Opéra national de Paris déploie une constellation de mouvements soyeux, agiles et colorés. Dans un tout autre registre, et bien que déployant de belles voix italiennes, les Chœurs sont victimes d'importants décalages.
Le plateau s'éteint finalement sur une Sonya Yoncheva errante, étoile filante, tandis que Rodolfo expire par manque d'oxygène. Au contraire, le public ne manque pas d'air pour inonder de bravi les musiciens et pour conspuer l'équipe de mise en scène. Claus Guth a même le courage de revenir, seul, devant le rideau lors du second rappel pour affronter stoïque les hurlements outrés recouvrant aisément les applaudissements du reste de l'assistance.
Retrouvez notre grande interview de Benjamin Bernheim qui incarne Rodolfo dans l'autre distribution de cette production et Réservez vos places pour La Bohème à l'Opéra de Paris !