Difficile de comprendre réellement comment a pu naître, dans l’esprit du metteur en scène allemand, un rapprochement aussi saugrenu. C’est pourtant dans un vaisseau spatial, puis sur la terre lunaire, que l’action de La bohème se déroule : Rodolfo, Marcello et Schaunard, derniers rescapés d’un équipage, sentent venir leur fin et voient défiler la succession de fantômes et de fantasmes mal démêlés à laquelle est résumée l’intrigue. Apparitions, projections, dans la droite lignée de l’imaginaire purement cinématographique d’un Solaris ou du moins assumé Bob Fosse – le dénouement, micros de cabaret et rideau argenté à l’appui, n’aura de cesse d’évoquer All that jazz, le pantomime n’est pas sans rappeler le maître de cérémonie de Cabaret – les protagonistes n’en prennent pas moins vie.

Si bien que par-delà la question du « pourquoi ? » - et sa réponse, un peu facile, du « pourquoi pas ? » - que ne manquèrent pas de soulever les innombrables huées, lancées par les spectateurs mécontents à chaque interruption de la musique, et les invectives émises par leurs contradicteurs - persiste celle du « comment ? » raconter cette histoire. Ni scandaleuse, ni renversante, la transposition ne détruit pas plus les enjeux qu’elle ne les sublime. La faute à ce trop-plein d’humour et de kitsch, érigé comme contrepoint au macabre de l’entrée en matière – l’équipée joue à la poupée avec le cadavre d’un des cosmonautes – ou à la beauté, réelle, douloureuse et désespérée, de certains plans ?

Plombée par cette inévitable artificialité, la mise en scène trouve cependant un équilibre certain dans sa musicalité. Les déplacements des chanteurs, leur agencement sur la scène, la caisse de résonance créée par la concavité du vaisseau, l’accompagnement par l’image des effets sonores des tableaux s’avèrent un écrin plus consistant pour l’action que le propos même. D’autant que la musique de Puccini retentit vigoureusement en fosse : la direction de Gustavo Dudamel, admirable, la colore de tous les effets possibles sans jamais l’alourdir, trouve son expressivité dans le lyrisme le plus désarmant. Au diapason des interprètes, elle peine cependant à se synchroniser avec les chœurs ou les solistes lorsqu’ils quittent la scène, heureusement toujours très brièvement.

L’enchaînement des sublimes « Che gelida manina » et « Mi chiamano Mimi » terrasse en revanche les spectateurs et récolte les bravi. L’éclat et la puissance de la voix chaude d’Atalla Ayan approche sur ce terrain la perfection, si bien que Sonya Yoncheva, apparition encore figée, semble peinée de devoir y rivaliser en ampleur. Son « Sono andati ? », crève-cœur et mieux placé, convainc davantage. A la gravité inhabituelle de son timbre transitoire répond avec agilité la voix revêche et acidulée d’Aida Garifullina, minaudière mais incarnée Musetta. Le trio des amis ne manque pas non plus de consistance : si Schaunard a l’aisance et la finesse d’Alessio Arduini, Marcello rappelle la profondeur et l’aplomb d’Artur Rucinski. Le Colline de Roberto Tagliavini, un peu en retrait, n’en émet pas moins un très beau « Vecchia zimarra ». Intacte, la force de la musique prend comme toujours à la gorge le temps du quatrième tableau qu’on connaît pourtant sur le bout des doigts. De quoi rassurer aussi bien les rétifs à cette désarçonnante mise en scène que ses partisans. 

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