Janáček, Z mrtvého domu (De la Maison des morts)

Mise en scène Patrice Chéreau
Réalisation de la mise en scène Peter McClintock et Vincent Huguet

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang
Décors Richard Peduzzi
Costumes Caroline de Vivaise
Lumières Bertrand Couderc

Alexandre Petrovitch Goriantchikov Willard White
Aleïa Eric Stoklossa
Louka Kuzmich Štefan Margita
Le grand prisonnier Peter Straka
Le petit prisonnier Vladimír Chmelo
Le Commandant Jiří Sulženko
Le vieux prisonnier Graham Clark
Skouratov Ladislav Elgr
Tchekounov Ján Galla
Le prisonnier ivre Tomáš Krejčiřík
Le cuisinier / le forgeron Martin Bárta
Le pope Vadim Artamonov
Le jeune prisonnier / une voix en coulisse Olivier Dumait
Une prostituée Susannah Haberfeld
Le prisonnier jouant Don Juan et le Brahmane Aleš Jenis
Kedril Marian Pavlović
Chapkine Peter Hoare
Chichkov Peter Mattei
Cherevine Andreas Conrad

Chœurs de l'Opéra national de Paris
Chef de chœurs José Luis Basso

Orchestre de l'Opéra national de Paris
Direction musicale Esa-Pekka Salonen

Paris, Opéra Bastille, le 18 novembre 2017 (première)

Tant a déjà été dit sur le retour de cette production, en un sens jugée avant l’heure, avant la soirée dont il est ici question. Depuis sa première viennoise dix ans et un monde ont passé, le monde de Chéreau et Boulez, disparus en 2013 et 2015. Instantanément mythifié et expédié de par le monde, le spectacle n’arrive que tardivement à l’Opéra de Paris, à la faveur du mandat de celui qui l’a rendue possible aux Wiener Festwochen, Stéphane Lissner. Pour la seconde fois seulement (avec le Staatsoper Berlin et Rattle il y a deux ans), un opéra monté par Boulez et Chéreau se jouait sans Boulez ni Chéreau. Le défi pour Salonen et la troupe demeurée presque inchangée relevait du défi et du cadeau empoisonné. Le gant est relevé avec la manière, et l’essentiel demeure : la réception approfondie d’une œuvre hors-normes qu’il faut beaucoup jouer et beaucoup écouter pour y faire justice.

Parlons d’abord de l’ambivalente question scénique. Curiosité amusante, l’Opéra de Paris vient de reprendre en un mois une chorégraphie et une mise en scène presque aussi légendaires l’une que l’autre (le Sacre de Bausch, et la présente), dans les deux cas quelques années après la disparition de leurs maîtres d’ouvrage. On a généreusement glosé sur la légitimité de ce genre de reprises destinées à installer le spectacle dans une histoire longue, et pour le cas très particulier de Chéreau, je renvoie au point de vue nuancé de Guy Cherqui et au parallèle avec Strehler. La pertinence de reprendre l'action figée dans son dernier réglage par Chéreau est indiscutable tant que le plateau conserve une majorité de participants de la première heure. Il serait logique, une fois ce temps révolu, que la production soit versée à la mémoire collective. Raison de plus pour ne pas la manquer maintenant. Le parallèle entre danse et théâtre a bien sûr de nombreuses limites en ce qui concerne l’inscription historique et la reproductibilité, et la dépendance de celles-ci aux individualités à l’oeuvre. La question de savoir à partir de quand une interprétation devient une oeuvre, vouée à une vie aux côtés de l’oeuvre interprétée, est plus problématique quand son exécution-incarnation dépend de voix et et de jeux d’acteurs et pas seulement d’une incarnation corporelle. Ici, presque toute la troupe créatrice répond encore présent. Les chanteurs, à l’exception principale du Goriantchikov d’Olaf Bär, sont ceux des premières représentations, et sinon, comme Willard White, des précédentes reprises sans Boulez à Milan et Berlin. L’équipe rapprochée de Chéreau aussi est restée aux commandes, notamment Thierry Thieû Nang. 

Le parallèle avec le ballet n’est toutefois pas de seule coïncidence : sans cette continuité de direction des affaires scéniques, la dimension dansée du spectacle de Chéreau ne pourrait continuer à vivre avec autant de naturel. Et ce naturel s’impose très vite durant le prélude, qui reste un des morceaux de bravoure de cette mise en scène conduisant la direction d’acteurs (le parent pauvre évident de la démiurgie opératique à la petite semaine) au seuil de l’art chorégraphique. S’il fallait résumer le sens formel et interprétatif de ce travail, on pourrait dire : le mouvement obligé et infini dans le plus fini des espaces. C’est un tour de force d’une grande audace d’abstraction qu’il faut encore valoriser. Pour mesurer combien sans doute Chéreau a refusé la facilité de s’appuyer sur la dimension cinématographique de la continuité musicale du dernier Janáček, sur son extrême fluidité de transitions comme moquerie à l’égard des arêtes de son matériau. Mais au lieu d’une galerie de tableaux collant naïvement au chapitrage dessiné par le livret et la partition, c’est la carte d’un huis-clos de pur théâtre qui est jouée, avec l’apport de la vingtaine de comédiens très loin de la simple figuration.

Les moments marquants sont depuis longtemps identifiés mais méritent qu’on les resitue : le ballet inaugural, donc, et sa partie de football improvisée (qui semble avoir gagné en importance depuis la captation aixoise) ; les hymnes aussi virils que poétiques des premier et dernier actes autour de l’aigle, où la direction d’acteurs ressortit à l’épure symbolique ; le déversement de détritus en guise de tomber de rideau du I, dont on n’a pas souligné, semble-t-il, la relation au saut d’une année entre les actes : le temps qui passe n'est qu'ordures entassées qu'on évacue. Bien entendu la pantomime et sa veulerie sexuelle traitée avec humanité, sans complaisance ni esthétisante ni sordide ; et la glaçante sortie du bain et celle du linge, scènes paradoxalement les plus chorégraphiées alors qu’elle tendent à l’immobilisation. Dans ce registre, c’est le troisième acte qui a parfois été taxé, de faire retomber l’intensité du perpetuum mobile jusqu’ici imposé. C’est vrai mais correspond à la trajectoire musicale et narrative, qui est aussi celle du roman, avec un glissement imperceptible de la violence et de l’agitation confuse vers l’onirisme et la pastorale par-delà la douleur, qui justifie l’accent dépressif (rendu implicite dans l’opéra par rapport au roman) de la libération de Goriantchikov. Moment de théâtre intimiste pur, avec ses quelques lits et chaises et une direction de plateau concentrée sur la tension entre interlocuteurs, qui fait de l’acte, au moins du premier tableau, une catharsis inversée. Là aussi sur un non-dit, comme peut-être Louka, Chichkov connaît une forme de rédemption par le récit criminel. Dans cet opéra où discourir est une fin en soi, sans visées morales ni sentimentales, chaque récit, delà son horreur, est au fond une manière de conjurer la déshumanisation, de préserver la condition d’animaux parlants, sublimée dans l’apprentissage de la lecture et l’écriture d’Aleïa. La condition commune de ces hommes dissemblables, faibles et forts, jeunes et vieux, brutes et intellectuels, est le bagne. Mais ils ont une condition commune au-delà du bagne et c'est ce dont parle le roman et son adaptation.

Le trait à la fois cérémoniel et individuel dépend assurément de la qualité d’incarnation non seulement vocale, mais scénique des personnages, et Peter Mattei, qui reprend le rôle acquis au Met et à La Scala avec Salonen mais laissé ensuite à Pavo Hunka à Berlin, continue sans esbroufe de marquer le sien de son empreinte, tout comme le Louka de Margita et encore plus le noble, racé et poignant Skouratov d’Elgr. Les débuts des second et troisième acte reposent largement sur leurs prestations et il n’est pas évident que l’on trouvera aisément à les remplacer pour faire vivre une mise en scène aussi exigeante pour les jeux d’acteur. Willard White en creuse une différente d’Olaf Bär, sans doute plus puissante par sa dimension presque christique, par le timbre plus rauque (la voix n’est pas toujours placée, peut-être, mais cela a bien peu d’importance ici) et la présence physique animale. Mais le grand triomphateur d’une mise en scène si concentrée sur la fragilité humaine du bagne, et qui en fait en creux le héros de ces chroniques, est l’inoubliable Aleïa d’Eric Stoklossa, presque identique à celui des débuts, avec son chant dépourvues de duretés, son sens de la plainte blanche, évidée de pathos et de vibrato inutiles, et son visage intense et comme sans âge. Dans ce qui sera peut-être le rôle de sa vie, sa présence dramatique se révèle sur les plus petites phrases chantées ou les plus microscopiques gestes scéniques – son adieu au “père” dans le final fait frissonner. On ne devient pas Evangéliste chez Prégardien pour rien…

Salonen aussi creuse un sillon personnel – ici comme ailleurs, et malgré les contraintes de l’exercice, il n’a jamais cherché à singer Boulez. Sûr de lui, il s’avance dans le premier acte, prélude compris, avec une assurance qui n’est pas tant de ton que de ligne : cela file vite, très vite, peut-être trop. On observe que l’ensemble de l’affaire est bouclée presque exactement dans le minutage de Boulez (environ 93 minutes), mais avec probablement un premier acte nettement plus rapide et un troisième plus lent. Là où Boulez marquait une pulsation valorisant le trait cumulatif et cyclique de l’emploi du matériau, Salonen semble dès les premières mesures, ou à la première apparition de l’aigle, chercher l’expression d’un désir de liberté, en accentuant la sensation de ductilité motivique, de versatilité surtout. Ile le fait avec beaucoup de finesse mais aussi une forme d’évanescence dans l’urgence, qui certes trouve sa compensation dans la violence conclusive de l’acte. Mais pour les vingt premières minutes, cette échappée lyrique demeure en retrait du chant infiniment tendre et chaleureux de Mackerras.

La suite ne souffre guère de reproche. La première scène du II est superbe d’intimité. La conduite de la pantomime est d’une précision horlogère, et surtout, les climats du III distillés avec la science coutumière des respirations longues et de la coloration de timbres du Finlandais. La coda manque de tranchant et netteté de dessin (notamment sa toute fin, dépourvue de l’éclat habituel), mais on l’imagine en gagner au fil des soirées.  Il faut aussi souligner que, de toute manière, la personnalité intrinsèque des orchestre a un impact considérable, presque anormal sur l’écoute de cette oeuvre, du fait de l’extrême exposition des pupitres par groupes, qui un peu comme chez Britten.  A côté des standards fixés par le fruité opulent des Wiener et la verdeur un brin raide du Mahler Chamber, la fosse de l’ONP présente ses propres atouts de transparence et de légèreté, qui mettent en valeur les aspects micropolyphoniques et chambristes. Il est à noter que parmi les dernières grandes villes à ne pas avoir accueilli cette production, il y a Munich et Dresde, dont les fosses offrent peut-être le compromis idéal entre chaleur et compacité, puissance et finesse pour cette musique si exigeante. Ici l’orchestre paraît en général appliqué, impliqué mais pas tout à fait libéré face à une partition qu’il connaît mal. Les cordes sont belles mais un peu sages, les trompettes et les bois excellents, les cors et les timbales parfois timides, notamment aux extrémités de l’oeuvre. Enfin, le choeur fournit une solide prestation de bout en bout, dans les conditions acoustiques un peu ingrates que l’on connaît – tout cela n'aurai-t-il pas eu plus fière allure à Garnier ?

Quel avenir pour ce spectacle ? Sa force et sa faiblesse sont d’avoir été (bien plus que le Ring) un classique dès sa première, en partie pour des raisons qui lui étaient extérieures (le… Ring en question). Mais c’est aussi et avant tout qu’il méritait un tel statut. Il est aussi l’emblème d’un moment charnière de la réception de Janáček, dans le monde et en France notamment, avec le zèle mis par Lissner à le faire jouer à Paris. Aussi parce qu’il coïncide avec deux décennies de redécouverte de l’oeuvre de Dostoïevski en France, grâce aux nouvelles traductions d’André Markowicz, dont l’un des effets les plus saillants est l’adoption presque généralisée de son titre Carnets de la maison morte. Il est frappant à cet égard que l’on ne questionne pas davantage l’écart contraint avec le titre de l’opéra, qui se réfère bien à une collectivité de morts et non un à un lieu mort. Pour autant, la traduction de Markowicz a surtout révélé aux Français une double dimension sous-estimée du texte auxquelles Janáček, qui lisait le russe et utilise les idiomes populaires d’origine dans son livret, avait déjà rendu justice : l’âpreté du parler populaire, sa puissance d’image, et d’autre part la forme dérangeante d’entrain, de goût de la vie qui sourd de cette chronique – en définitive, le peu de gravité à partir de quoi naît la profondeur et l’humanité. La vision de Chéreau est comme souvent dans le rapport à l'amour et la mort celle de ce qui est possible ici et maintenant. Janáček, grand lecteur de Tolstoï aussi, fait-il du bagne de Dostoïevski celui où l’on arrive à la fin de Résurrection ? L’espoir laissé à Aleïa, le pardon du Commandant, les confessions criminelles sont-elles les signes que pour ceux qui restent la rédemption est exigible ici-bas, que celle-ci est possible en général  ? Loin de transposer paresseusement l’enfer carcéral aux enjeux sociaux contemporains, le mérite ultime de cette mise en scène est de rester à fleur de ces interrogations, qui comme celles de Makropoulos, sont universelles et relèvent du temps long de l’histoire humaine, aux prises avec les institutions fondamentales de l'espèce : celles du désir, du pouvoir, de la vie et de la mort. Derrière l'aigle de la liberté frémit la chevêche ((Petite chouette crépusculaire, qui se rend utile en détruisant rongeurs et insectes. C'est l'oiseau de Minerve des monnaies anciennes, symbole de la sagesse, mais aussi celui qui hésite, telle l'âme du mourant, à abandonner la maison de celui-ci dans la tradition tchèque ayant inspiré Janáček.))de l'angoisse élémentaire du Sentier broussailleux.

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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1 COMMENTAIRE

  1. Nous sommes plusieurs à l avoir vu cette fois ci à Paris après l avoir vu à la Scala en 2010 du vivant de Chéreau.
    Étrangement le spectacle de la Bastille nous à semblé bien supérieur que celui de la Scala, donc tout est relatif.
    Pour reprendre votre parallèle avec le sacre du printemps , il m a semble que cette fois ci le corps de ballet maîtrisait mieux la chorégraphie, mais cela n a rien a voir avec l interprétation de la troupe de Wuppertal, deux mondes qui n ont rien en commun. Le travail de l'opéra de Paris était illustratif mais n'assimilait pas le génie de Pina Bausch. Pour la maison des morts à la Bastille il semblait que Chéreau était dans les coulisses.
    Cordialement

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