C’est peu dire que la nouvelle production de Warlikowski, après les deux reprises qui ont ouvert cette saison de l’Opéra de Paris, était attendue. Ambitieux, le choix de cette rare version de l’opéra, dans son français d’origine, et celui d’y confronter de véritables stars du monde lyrique, inquiétaient les plus sceptiques. La qualité de la prononciation de ces voix exceptionnelles, transitant du tout à fait acceptable – inégaux lorsque pointent les récitatifs, Ildar Abdrazakov et Elīna Garanča sont irréprochables sur leurs airs - au tour de force – auquel Sonya Yoncheva nous a habitués – a de quoi les rassurer. Impossible, donc, de ne pas frémir de bonheur devant les moyens vocaux développés, d’autant qu’ils ne manquent ni de chair, ni d’intelligence.

Pour la première fois Don Carlos après un Don Carlo salué, Kaufmann déploie une palette lirico spinto du plus bel effet : la ligne est pure, le phrasé souple, et les aigus de poitrine, tantôt dramatiques, tantôt cristallins côtoient le registre plus sombre qu’explore la mise en scène. Ludovic Tézier remporte tous les suffrages : né pour Verdi, seul français de la distribution – et présent aux deux affiches -, il appréhende le texte et ses vocalises avec une maîtrise totale, une sensibilité évidente, et non sans éclat. Rodrigue, sous ses traits, semble bien seul à maîtriser son discours et ses émotions : en somme, il s’avère le plus brillant, le plus intelligent, et donc le plus manipulateur. Si elles se déploient sur des tessitures connexes, Sonya Yoncheva et Elīna Garanča se conjuguent comme deux faces antagonistes d’une même tentation : celle de la pureté et de la dignité, dont se drape sans affèteries le timbre clair et le regard éploré de la soprane, et celle d’une sensualité entre sauvagerie et noblesse, emblématique de la rutilante mezzo. Le duo de basses affirme ses sonorités slaves : le robuste Philippe II d'Ildar Abdrazakov et le crapuleux Inquisiteur de Dmitry Belosselskiy rivalisent de graves caverneux et d’amplitude sourde sur une confrontation pour le moins inoubliable.

En fosse, Philippe Jordan appuie les sonorités tragiques que la partition d’origine et la scénographie mettent en évidence. Wagnérienne, signifiante, sa texture accompagne l’émotion changeante des voix, explose au moindre « je t’aime », s’adoucit sur ses langueurs, brusque ses humeurs. Au détriment par endroits d’une cohésion qui ne pose habituellement pas problème à sa baguette alerte : le manque de répétitions avec la distribution pouvant aisément expliquer quelques légers décalages avec les solistes, mais moins avec les Chœurs de l’ONP qu’on devine bien entraînés – les bravi ne se feront pas attendre pour leur chef José Luis Basso.

Difficile de comprendre alors les attaques qu’a pu essuyer la mise en scène de Warlikowski : huée à deux reprises présumement pour sa modernité et son opacité, rejetée par une part de la critique lui reprochant son manque de piquant – et confondant, comme souvent, contemporanéité et actualité, transcendance et transgression – elle n’opère pas de rapprochements saisissants ou familiers, et ne mise pas sur le mouvement pour pallier les disparités du livret. Sa réussite se situe ailleurs. 

Cohérente mais habitée, elle rompt sans fracas avec l’action linéaire et ses redondances : elle dissémine sans les expliciter les retours en arrière, superpose les décors (splendides) et les écrans comme autant d’espaces confinés, perd au loin les regards de ses personnages, toujours à côté de l’action ou de leurs interlocuteurs. Le logos verdien du pouvoir et ses échos convoque quelques rapprochements cohérents –  royalisme et franquisme, l’art des masques comme art de la guerre, la mafia comme religion, ou le contraire ? – sans creuser ces sillons, au risque de se voir taxer, à tort, de superficialité. C’est que ces jeux et questionnements politiques, déjà exploités ailleurs cent fois et notamment avec Aïda, n’intéressent que modérément le metteur en scène polonais, fasciné ici par la subjectivité d’un Don Carlos inhibé, suicidaire, et la fécondité d’un imaginaire hybride épousant les fantasmes de cet oedipe mal résolu.

En adoptant son regard et ses obsessions, Warlikowski ne le condamne jamais pour son amour coupable, mais bel et bien pour sa lâcheté et son impuissance : celle qui l’empêche d’embrasser la cause des Flandres, dont il n’a cure, mais surtout de s’unir à celle qu’il ne saura appeler que « ma mère ». Face à de tels jeux spéculaires et oniriques, et à un miroir aussi éhontément tendu, on peut comprendre que l’auditoire ait pu se sentir désarçonné. Mais quel dommage ! Car s’il déjoue les attentes, ce Don Carlos n’en tient pas moins toutes ses promesses. 

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