Ode à la légèreté et à la liberté, les Noces mozartiennes rassemblent également assez de faux-semblants et de jeux de masques pour rassasier les appétits de tout metteur en scène facétieux qui se respecte. C’est donc avec un plaisir manifeste que Ludovic Lagarde s’attelle à ce ballet coloré, moins vaudevillesque que foncièrement polymorphe, et fait de cette dynamique le nœud de son intrigue. Parsemée de talons aiguilles crève-chevilles, de perruques approximatives, de robes à jupons multiples, détachables ou transparents – qui ne demandent qu’à être déchirés – la scène se déroule dans un salon de couture aux décors minimalistes mais aussi habiles qu’élégants (élaborés par Antoine Vasseur), au beau milieu des costumes délurés de Marie La Rocca, évoquant aussi bien le bleu de travail que le déchaînement haute couture, tendance rock.

Belle idée plastique, cette perspective enthousiasme à défaut de pleinement convaincre, de même que sa représentation d’un désir masculin prédateur et obsessionnel, d’un érotisme séduisant mais semblant déjà d’un autre âge, s’avèrera toujours trop complaisante pour convaincre de ses bonnes intentions féministes – Lagarde a bon dos, en notes de programme, d’évoquer l’affaire Weinstein ! Le propos, jubilatoire lorsqu’il soulève les jupes, ou lorsqu’il exhibe des vues baudelairiennes sur une beauté et une féminité foncièrement artificielles, amuse mais interroge : que penser, alors, lorsqu’il n’oppose au potentiel transgenre du fringant Cherubino (formidable Catherine Trottmann), réduit ici à une androgynie encore minaudière, qu’un pendant nettement plus discordant chez Don Basilio dont le timbre grinçant (belle abnégation de Gilles Ragon) et la perruque hideuse ne peuvent que provoquer le rire ou l’effroi ? Ou lorsque la création ultime du Comte Almaviva, ici créateur de mode cocaïné (solide Davide Luciano) ne s’avèrera qu’un clone féminin de lui-même, juché sur stiletos et bardé de chaînes en argent ? Quelles polarités esquisse-t-il ?

Questionnable, donc, le dispositif n’en est pas moins diablement efficace. Tout d’abord parce que la direction d’acteurs n’évince ni le mouvement collectif, ni les trajectoires individuelles : il sait faire exister ses personnages et respecter l’architecture complexe et délicate des tableaux. Coiffée comme la Loulou de Pabst et dotée d’un magnétisme similaire, Lauryna Bendžiūnaité est une Susanna piquante, mais sa voix est claire et a la légèreté et l’agilité requises. Face à elle, la Rosina de Vaninna Santoni fait montre d’un timbre plus mature et d’un medium plus épais : leurs contrastes font plaisir à voir; Le Figaro d’Andreas Wolf a presque trop de corps : les aigus passent, et les graves sont simplement ravissants. Réduits à des costumes certes plus ternes, Arnaud Richard et Marie-Ange Todorovitch n’en campent pas moins un Bartolo et une Marcellina lumineux. Anaïs Yvoz est une Barbarina rafraîchissante, et pleine de promesses. Les chœurs, dirigés par Sandrine Abello, font preuve d’une clarté et d’une précision admirables.

En fosse, Patrick Davin laisse l’Orchestre symphonique de Mulhouse prendre des risques : il enchaîne en une microseconde l’éclat et le pianissimo, la vivacité des vocalises et la lenteur, appuyée, des sonorités les plus lyriques. Les traits solistes de l’orchestre, et notamment ceux des vents, s’extraient du tutti comme à nu : parfois incertains, ils n’en réhaussent pas moins la vaste polyphonie de leurs tendres harmoniques et d’intentions mélodiques remarquables. D’où, sans doute, les applaudissements particulièrement généreux qu’ils récoltent : fouillis théâtral savamment organisé, Le Nozze di Figaro n’est-il pas, avant tout, un désordre musical à la sensualité exacerbée ?

Le voyage de Suzanne a été sponsorisé par l'Opéra du Rhin. 

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