Kein Licht
d’après un texte de Elfriede Jelinek

Opéra de Philippe Manoury
Spectacle en allemand surtitré.
Direction musicale : Julien Leroy
Mise en scène : Nicolas Stemann
Réalisateur en informatique musicale – IRCAM, Thomas Goepfer
Scénographie : Katrin Nottrodt
Vidéo : Claudia Lehmann
Costumes : Marysol del Castillo
Lumières : Rainer Casper

Chef de chant Christophe Manien

Avec :

Soprano : Sarah Maria Sun
Mezzo : Olivia Vermeulen
Contralto : Christina Daletska
Baryton : Lionel Peintre

Acteurs Caroline Peters / Niels Bormann

Quatuor vocal Chœur du National Theater in Zagreb
Orchestre United Instruments of Lucilin

Commande de l’Opéra Comique
Production Opéra Comique
Coproduction Ruhrtriennale, Opéra national du Rhin, Festival Musica, Théâtre National Croate de Zagreb, Grands Théâtres de la Ville de Luxembourg,
Münchner Kammerspiele, Ircam-Centre Pompidou,
 United instruments of Lucilin et 105 donateurs individuels


Concert au Palais de la musique et des congrès

Gürzenich-Orchester Köln
Edgard Moreau (Violoncelle) et Nathan Braude (Alto)
Direction : François-Xavier Roth


Du 22 au 24 septembre 2017 à Strasbourg

Avec la création française de l'opéra Kein Licht de Philippe Manoury s'ouvre la première semaine du Festival Musica, manifestation consacrée à la musique contemporaine et ses rapports avec des domaines d'expression aussi variés que le cinéma, le théâtre et l'art de la marionnette. La représentation est suivie par le traditionnel concert inaugural donné au Palais de la Musique et des Congrès, ainsi qu'au récital piano chant de la jeune Raquel Camarinha à la Salle de la Bourse.

Créée durant la Ruhrtriennale dans le complexe industriel de la Gebläsehalle à Duisburg, ce Kein Licht fait escale à l'Opéra du Rhin avant de rejoindre Paris à la fin du mois. Objet d'une commande de l'Opéra Comique et lauréat du prix FEDORA – Rolf Liebermann, cette partition de Philippe Manoury vise rien de moins qu'à s'affranchir des clivages hiérarchiques traditionnels en inventant une forme intitulée Thinkspiel (allusion détournée au Singspiel mêlant théâtre et musique). Entre "jeu de la pensée" et "pensée en jeu" opère un théâtre de la revendication et du geste, porté à ébullition par un volumineux livret signé Elfriede Jelinek.

Ecrit à la suite de la catastrophe de Fukushima, le texte imagine une série de saynètes à l'intérieur desquelles des personnages échangent leurs impressions. Entre fusion, fission et effusion, un curieux matériau sentimental et intellectuel se délite en une réflexion croisée au sujet des politiques énergétiques et de la dépendance technologique qui mine nos existences de l'intérieur. Le flux verbeux engloutit rapidement toute velléité de théâtre sous une épaisseur sonore assez éloignée des subtilités musicales d'un Thomas Bernhardt, autre haut "bavard". La mise en scène de Nicolas Stemann envoie par le fond nombre d'intentions, mêmes anecdotiques ou embryonnaires. Ainsi ces projections stroboscopées de Trump, les interventions des êtres extra-terrestres ou cette scène avec la marionnette ATOMI qui sort d'un cercueil, sans qu'on sache au juste s'il faut en rire ou en pleurer.

La scène d'ouverture donne la parole à un petit chien apprivoisé qui dialogue en jappant avec la sonorité d'une trompette en sourdine jazzy, façon mascotte de "His Master's Voice". Abandonnés en scène au beau milieu d'une mare aquatique, les deux acteurs Caroline Peters et Niels Bormann empoignent le texte et le débitent en roue libre dans une ambiance improvisée façon adolescents immatures. La salle à l'italienne ne favorise pas le déploiement des scènes, sauf à créer un curieux décalage d'atmosphère dans une soirée déjà très chargée en éléments hétéroclites.

Le déversement de liquide radioactif, énième épisode tragi-burlesque, vient rompre une nouvelle fois le fil de l'action. Les deux acteurs se glissent à l'intérieur de ballons géants dans lesquels ils s'ébattent joyeusement en faisant des selfies. Philippe Manoury intervient en personne pour souligner un message déjà pachydermique autour de l'écrasement de la technologie, la consommation de charbon en Allemagne ou encore (et c'est encore le plus intéressant) la musique aléatoire composée en temps réel par l'ordinateur.

Tandis que tout explose et que l'avenir de la terre est voué au pire, les chanteurs arpentent l'allée centrale dans une sorte de cérémonie délirante à la fois funèbre et funeste. Le sérieux ne dure jamais trop longtemps, tandis qu'on navigue à vue sur le fil étroit entre réflexion et comique. Enveloppés d'un scaphandre d'astronaute, les deux trublions s'envolent vers d'autres cieux qu'on imagine déjà propices à l'exploitation carnassière du système capitaliste décrié à maintes reprises dans le texte de Jelinek.

Admirablement dirigés par un Julien Leroy qui se fait le complice d'un spectacle centrifuge, les seize musiciens et le quatuor vocal déploient un panel de gestes et de tournures avec une musique qui refuse le sur-place et se projette dans toutes les dimensions. Lionel Peintre joue sur la dimension d'un humour pince-sans-rire tandis que l'aigu rayonnant de Sarah Sun ou la projection impressionnante de Christina Daletska et Olivia Vermeulen puisent explicitement dans une palette lyrique parfois conventionnelle comme la partition invite à le faire.

François-Xavier Roth

Changement d'atmosphère le lendemain avec la création française de Ring (2016), premier volet de la trilogie Köln que Philippe Manoury compose à l'occasion de sa résidence à Cologne. La pièce est donnée dans l'acoustique assez brouillonne du Palais de la Musique et des congrès. L'orchestre du Gürzenich de Cologne est réparti en plusieurs groupes entourant un effectif plus "traditionnel" présent sur la scène. Le public pénètre dans la salle et perçoit ce qu'il croit être un orchestre qui répète. Nulle improvisation pourtant puisque les groupes interviennent à des moments très précis, réglés par des chiffres indicateurs. Lorsque François-Xavier Roth monte sur le podium, le flux gagne en intensité sans la salve d'applaudissements qui marque traditionnellement le début du concert. Puissamment brassée et pulsée, la musique de Manoury ne tourne pas le dos aux moyens volumétriques qu'offre un grand effectif philharmonique. Le fracas des percussions répond à la tension des cordes, sollicitées dans un ambitus peu aisé qui produit des textures nerveuses et agglutinantes. L'écriture exprime une dimension à la fois libre et savoureuse, à l'opposé des contraintes qui semblaient planer la veille sur Kein Licht.

C'est un sentiment hédoniste qui ressort d'une certaine manière à l'écoute de l'orchestration par Philippe Manoury du 3e mouvement de la Première Suite d'orchestre de Claude Debussy. Initialement écrite pour piano à quatre mains, il manquait à la version orchestrée de cette Suite ce dernier mouvement intitulé Rêve. Précédant de dix années le Prélude à l'Après-midi d'un Faune, on entend ici une très sage forme sonate aux contours encore très romantiques et lorgnant explicitement vers les harmonies du prélude de Parsifal. Hédonisme encore dans le Don Quichotte op.35 de Richard Strauss qui vient compléter la soirée de façon très étonnante. Cette pièce que Romain Rolland qualifiait de "plaisanterie musicale" est interprétée par le jeune violoncelliste Edgard Moreau dans le rôle éponyme et l'altiste Nathan Braude en Sancho Pança. En refusant de jouer des coudes pour dessiner son personnage à gros traits, Moreau joue sur une facette humoristique assez discrète et détaillée. L'orchestre occupe les premiers plans, piaffant d'impatience dans la scène des moulins à vents ou de la bataille contre les moutons ; libérant une brillance sans pareil dans les passages attendris (rencontre avec Dulcinée et mort de Don Quichotte). François-Xavier Roth imprime au poème symphonique une luminosité proche d'un Ravel ou d'un Saint-Saëns, avec une attention particulière aux arrière-plans et aux dialogues entre pupitres.

Héroïne de la Passion selon Sade, également donnée au Festival Musica, la soprano  Raquel Camarinha retrouve le pianiste Yoan Héreau pour un récital à la salle de la Bourse. Imaginé en forme de voyage poétique entre la mélodie française (Debussy) et les compositions d’après-guerre (Crumb), le programme accorde une place particulière à deux cycles de Kaija Saariaho et Thomas Adès. Dans les Ariettes oubliées (1885–87), elle trouve un terrain d'expression d'une justesse un brin corsetée, laissant le texte de Verlaine au beau milieu du chemin. Plus à son aise dans la matière syllabique des Leino Songs (2000–2007) de Saariaho, Raquel Camarinha fait entendre des qualités de diction et d'expression qui s'accordent aux images du poète finlandais sans en diminuer la valeur littéraire, basée sur les sonorités. Reprenant le texte Life Story de Tennessee Williams, Thomas Adès joue sur une perspective narrative en trompe‑l'œil qui retombe sur une dernière phrase à la fois humoristique et tragique qui scelle le sort des deux amants. L'interprétation se fraie un chemin entre ballade jazz et poème en prose avec une liberté de ton qui ne sacrifie ni la technique ni la projection. L'étonnante Apparition (1979) de George Crumb date du début de sa carrière. Basée sur une suite de vocalises, la pièce déroule les vers du When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d de Walt Whitman, écrits à la mort de Lincoln. Les modes de jeu multiplient les plans et les perspectives sonores du piano jusqu'à se confondre avec la ligne de chant. Green ouvre une série de trois bis, enchaînés avec facétie et bonne humeur par un extrait des Fiançailles pour rire (1939) et Montparnasse (1945) de Francis Poulenc.

 

 

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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