Chroniques

par gilles charlassier

Così fan tutte | Ainsi font-elles toutes
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 20 septembre 2017
au Palais Garnier, reprise réussie du Così d'Anna Teresa De Keersmaeker
© christophe pelé | opéra national de paris

La patience induite par les circonstances présente parfois des vertus. Contraint par l'aura événementielle de la nouvelle production du Così fan tutte commandée à Anna Teresa De Keersmaeker, notre média dut attendre sa reprise en ce début de nouvelle saison, laissant décanter les préventions et les critiques que le concept de la chorégraphe néerlandaise put éveiller. Et à en juger par l'accueil de la salle, le spectacle ne semble plus guère troubler la satisfaction bourgeoise.

Sans être une innovation absolue, le dédoublement, par un danseur, de chacun des personnages, n'allait pas sans difficulté dans l'abstraction dramatique de l'ultime collaboration entre Mozart et Da Ponte, et le risque d'une redondance en cette épure entre la danse et le théâtre n'a pas tardé à liguer les reproches du Ballet de l'Opéra et de la presse. Rompant le projet initial de réunir les deux pôles artistiques de la maison, le premier a renoncé à une illustration gestuelle qui est finalement revenue aux solistes de Rosas, la compagnie de la metteure en scène.

Un tel travail présente l'avantage de ne pas s'aventurer dans des adaptations censées donner une vaine incarnation à cette expérimentation amoureuse, reflétée par des figures géométriques sur le sol que l'on jurerait louées à La clemenza di Tito de Karl-Ernst et Ursel Herrmann [lire notre chronique DVD]. Au fond du plateau d'un blanc immaculé, celui de l'innocence comme du laboratoire des sentiments où veut se placer le spectacle – encore une parenté peut-être involontaire avec la production susnommée –, Jan Versweyveld a repris l'arrière-scène du Così de Chéreau qu'il a rafraîchie au diapason de la couleur unique. La modulation des lumières, dans des tons à la Rothko, souligne vraisemblablement le vacillement des affects, tandis que l'heure de vérité plonge fosse et plateau dans l'obscurité, image à la fois contre-intuitive de la prise de conscience et spéculaire du trouble de la désillusion.

La direction d'acteurs ne s'embarrasse que du minimum d'accessoires pour les déguisements successifs – les costumes militaires et albanais, les lunettes et la moustache du docteur ou le nez du notaire. Présentée à nu, la mascarade ne se donne pas la peine de simuler entrées et sorties, dépendantes de l'hybridité de la production. Plus que la kératine de la comédie, les déplacements chorégraphiques mettent en avant les différentiels psychologiques qu'une simple lecture du livret révèle : l'alter ego dansé de Dorabella s'écarte de l'ensemble en signifiant qu'elle est la première à sortir du moule de la fidélité naïve, quand l'avatar de Ferrando s'éloigne en solitaire, par-delà les panneaux de plexiglas, dans les coulisses de l'atavisme machiste. La présente élucidation affirme d'abord les qualités plastiques d'un arrière-plan mélancolique, en prenant pour point de départ, en des termes très chorégraphiques, l'ensemble des personnages comme un corps à partir duquel se dessinent les principes actifs de l'expérience propédeutique et les divergences qui en résultent – symptomatiquement, les moments de bravoure en danse correspondent aux airs courts de Despina et Alfonso où ceux-ci se moquent de la niaiserie des amants novices. Cette somatisation de Così, à laquelle se laisse parfois induire le spectateur, constitue en fin de compte un objet infra-théâtral et infra-chorégraphique dont le prix réside sans doute plus dans un résumé un rien aseptisé des ressources herméneutiques de l'ouvrage que dans l'exploitation de potentialités inédites, ce que l'affiche avançait peut-être prématurément.

Confiée intégralement à de jeunes solistes, la distribution prend le contre-pied du naturalisme qui prévaut parfois dans une pièce qui s'en montre pourtant bien peu soucieuse. À rebours du séducteur émérite et désabusé que d'aucuns inscrivent dans une involution qui part du comte des Nozze di Figaro, en passant par l'anti-héros de Don Giovanni, Simone Del Savio fait entendre une intégrité et une santé vocale déjà accomplies qui compensent une expression faciale que l'on croirait figée par un prompteur. Mária Celeng se glisse avec justesse dans la versatilité d'une Despina ludique avant d'être philosophe. Edwin Crossley-Mercer confie à Guglielmo la richesse çà et là narcissique d'un timbre qui n'a guère besoin d'effets pour retenir favorablement l'attention. Plus léger, Cyrille Dubois détaille une musicalité raffinée, audible jusque dans les ensembles. Sans être sans reproche, la Fiordiligi campée par Ida Falk-Winland et la Dorabella de Stephanie Lauricella condensent avec pondération les contrastes finalement assez opportuns entre les idiosyncrasies.

Préparés par Alessandro Di Stefano, le Chœur s'inscrit efficacement dans la vitalité impulsée par Philippe Jordan dont la direction invite, sans orthodoxie épigonale, les pupitres de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris à tirer parti des acquis sur instruments d'époque. La vitalité de la baguette épouse avec efficacité les contre-chants plus sombres de la partition.

GC