Pelléas et Mélisande est cet opéra tout droit sorti de l’imaginaire d’un enfant qui aurait grandi trop vite, car nourri aux mamelles de l’amertume des chimères adultes. Là où candeur et mort se côtoient, deux mondes s’affrontent dans une lutte de la fragilité et de la force, de la blancheur et des ténèbres, de la vie et de la mort. Le cœur de l’opéra réside précisément dans le tragique du temps qui passe et de l’innocence à jamais perdue. L’incompatibilité des contraires, que le propos de Maeterlinck met en exergue sans prétendre le dépasser, ne peut que faire sombrer cette lutte vers le point de non retour : la mort de ceux-là même qui sont restés fidèles à leur écrin d’innocence, Pelléas et Mélisande. Restent Golaud et Arkel, qui n’ont plus pour compagnon que leur seule souffrance dans la veilliesse, ainsi que la petite fille, fruit de l’union de Golaud et de Mélisande, condamnée à vivre.

La mise en scène de Robert Wilson, d’une grande poésie plastique et gestuelle, réussi le pari de ne pas sacrifier l’onirisme à l’opposition des contraires. S’il peut être tentant de prolonger l’opposition entre Mélisande et Golaud à une opposition entre idéalisme et prosaïsme, il n’en est rien ici. L’univers de Pelléas et Mélisande reste en effet jusqu’à la fin un univers fabuleux de conte de fées, ou les gnomes et les lutins ont disparu, mais où reste la dimension allégorique et intemporelle, qui est celle du château très vieux et très sombre, de la grotte très grande et très bleue, de la nuit très noire et très froide. Aucune rationalisation ni particularisation du propos, tout va dans le sens de l’innocence de l’imaginaire enfantin, jusque dans la gestuelle de pantomime.

Cette innocence va de pair avec une recherche de l’abstraction, qui vise à laisser parler les symboles, dont le livret de Maeterlinck regorge. L’opéra est riche en effet d’une multitude de couches de compréhension, et toutes les répliques invitent à une interprétation psychologique, allégorique ou prémonitoire. Sur scène, une distance infranchissable entre les personnages, qui ne se touchent pas, ne se regardent pas même. Distance psychologique ? Tout est suggéré, et le jeu de silhouettes, d’ombres chinoises qui se découpent sur un fond bleu dégradé, joint au minimalisme d’attitudes inspirées du théâtre japonais, flattent la faculté de projection métaphorique du spectateur et confèrent à la chevelure de Mélisande une charge érotique fascinante. autant que troublante, notamment dans la magnifique scène du balcon. La jeune femme se détache gracieuse et angélique et semble voler, toujours parée d’une clarté presque morbide. On peut regretter la projection à deux reprises en arrière-scène d’un anneau doré, autour duquel le symbolisme se veut trop réel. La clarté des discours amène à l’ambiguïté du sens, et si la mise en scène nous plonge dans une atmosphère mystérieuse et énigmatique, elle n’est jamais trouble, mais resplendit au contraire d’une clarté à l’image du personnage de Mélisande.

La baguette de Philippe Jordan se marie à la mise en scène de Robert Wilson en allant dans le sens de la simplicité. Pas de surenchère, pas de surinterprétation, mais des lignes fluides derrière lesquelles se cache une grande complexité harmonique. Les interprètes sont tous excellents, Elena Tsallagova est parfaite pour jouer une Mélisande pure et fragile, avec une voix claire et fine, d’un velouté admirable, tandis que Lucas Pisaroni campe un Golaud mémorable, aux allures méphistophéliques et à la diction impeccable. Etienne Dupuis, dans le rôle de Pelléas, a une prestance remarquable, tandis que François-Joseph Selig joue un Arkel godounovéen, et Jodie Devos offre petit Yniold irrésistible.

On sort de l’opéra frappé par tant de beauté et de poésie, et dans un état difficilement descriptible, qui à côté du rêve semble contenir une certaine nostalgie, celle d’un temps qui n’est plus.

*****