Lorsqu’elle entra au répertoire de l’Opéra de Paris en 1997, dans cette même mise en scène de Jorge Lavelli, Die Lustige Witwe fut copieusement huée. Depuis lors, bien de l’eau a coulé sous les ponts. Après deux reprises en 1998 et en 2012, ce fleuron de l’opérette viennoise est de retour, toujours dans sa version originale en allemand, pour quinze représentations en ouverture d’une saison que l’institution parisienne entend placer ainsi sous le signe de la fête.

Créé à Vienne en 1905, le chef-d’œuvre de Franz Lehár conte les aventures diplomatico-vaudevillesques de deux couples : d’un côté Camille de Rosillon, amoureux de Valencienne, l’épouse du comte Mirko Zeta, ambassadeur du Pontévédro à Paris, et de l’autre la riche et séduisante Hanna Glawari, jeune veuve d’un banquier, et le comte Danilo Danilowitsch, coureur de jupons notoire. Pour éviter la faillite du petit État d’Europe centrale – dont le nom est une allusion au Monténégro, qui au moment de la création de l’œuvre traversait des difficultés similaires –, le comte Zeta donne une fête à l’ambassade, au cours de laquelle il espère convaincre Danilo d’épouser la belle Hanna. Cela finira par arriver après une série d’intrigues et de rebondissements autour d’un éventail compromettant.

Pour qu’une fête soit réussie, il faut d’abord choisir le lieu idoine. Or plutôt que le Palais Garnier où cette production fut créée, puis reprise en 2012, c’est la grande – trop grande ? – Bastille qui a été retenue. Sans porter de jugement sur ce choix, on est forcé de constater que, du fait de sa grande taille, elle présente quelques inconvénients, et non des moindres. Pour ce qui est des invités en revanche, le plateau est de grande qualité, à commencer par le couple Hanna-Danilo, très bien servi par Véronique Gens et Thomas Hampson. Grande tragédienne, la soprano se glisse avec bonheur dans la peau et les costumes de la séduisante veuve. On eût simplement aimé qu’elle fût un peu moins raide, qu’elle se lâchât davantage. Vocalement, on retrouve avec plaisir sa sublime élégance, son beau timbre, son sens du phrasé. Malheureusement, le volume peine à remplir l’immense nef de la Bastille. Si les médiums de Thomas Hampson ont perdu un peu d’éclat et que ses aigus s’embrument parfois, on ne peut résister à son incarnation idéale, désopilante du comte Danilowitsch. Il s’amuse, il séduit, il cabotine, il s’emporte avec un plaisir des plus communicatifs. Cerise sur le gâteau, son allemand est un régal. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, la soprano moldave Valentina Naforniţă ne manque pas de se faire remarquer dans le rôle de Valencienne. Sa voix très riche épouse délicieusement tous les traits de caractère de l’épouse de l’ambassadeur, tantôt femme-enfant espiègle, tantôt « femme comme il faut » (comme elle l’écrit sur le fameux éventail). Interprétant Camille de Rosillon, le ténor américain Stephen Costello, fait lui aussi de très beaux débuts parisiens. On est d’emblée séduit par cette voix superbement projetée, aux aigus lumineux, même si les médiums souffrent parfois d’une légère acidité. Les – nombreux – seconds rôles ne sont pas en reste. C’est en particulier le cas d’Alexandre Duhamel (Cascada) et de Franck Leguérinel (le comte Zeta). On est également très ému de retrouver le grand Siegfried Jerusalem dans le rôle (parlé) de Njegus.

Dans la fosse, sous la direction de Marius Stieghorst (directeur artistique et musical de l’Orchestre Symphonique d’Orléans, directeur musical de l’Orchestre des jeunes du Centre et assistant de Philippe Jordan à la direction musicale de l’Opéra de Paris) l’Orchestre de l’Opéra de Paris alterne le très bon et le moins convaincant. Excellent dans la restitution des langueurs et des couleurs viennoises, il manque parfois de vigueur dans les épisodes parisiens. Il se rattrape toutefois pour offrir un finale jubilatoire : galvanisé par le cancan digne de La Vie Parisienne et ses acrobaties toujours impressionnantes, le public scande le rythme en tapant dans les mains.

Malgré ses vingt ans, la mise en scène n’a guère vieilli. Toutefois, elle aussi pâtit de la taille du lieu. Le décor n’a plus grand chose d’un salon ni d’un cabaret : on se croirait dans un grand hall Art déco un peu froid que les tentures rouges ne parviennent pas à réchauffer. De même, alors que le vaudeville se nourrit de mouvements de scène rapides (entrées et sorties), ceux-ci se trouvent ralentis par les distances à parcourir. La direction d’acteurs enfin manque de précision.

Malgré quelques imperfections, cette Veuve Joyeuse mérite qu’on s’y intéresse, ne serait-ce que pour la joie qu’elle distille en cette rentrée plutôt morose.

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