Souhaitant se départir d’un traitement figuratif de l’œuvre au profit d’une attention toute exclusivement concentrée sur les corps, Anne Teresa De Keersmaeker semble faire de l’épure le médium visant à décupler la capacité des interprètes à exister physiquement au-delà du chant et du jeu, dévoilant alors plus nettement la complexité et la fragilité de chacun. En évoluant sur cette scène nue du Palais Garnier, seul l’engagement émotionnel et physique nous permet d’ancrer dans le réel ces scènes d’une violence morale inouïe, que nul artifice ne saurait masquer ou rendre risible.

Philippe Jordan dirige l’orchestre de l’ONP avec énergie et fougue, aucune rupture nette entre la scène et la fosse ne met à distance la musique. Une sorte de symétrie très nette se ressent, tant dans la distance maintenue entre les musiciens et le chef, que dans la relation nouée entre le jeu de l’orchestre et les chanteurs. Les déplacements sur scène, méticuleusement réglés et chorégraphiés, semblent ponctuellement provoquer certains doutes chez les interprètes qui se recentrent alors sur le chef au risque de fragiliser l’équilibre souhaité. Nous pouvons cependant saluer l’engagement physique intense et l’aisance scénique de chacun d’entre eux, cette aisance constituant alors un matériau propice au travail d’affinement de chacune de ces individualités évoluant en miroir les unes des autres. 

La misogynie du livret de Da Ponte ainsi que la complexité des personnages est doublement traduite, les chanteurs engagent une large palette d’émotions dans leur effort vocal et se montrent très expressifs dans leur attitude corporelle, tandis que les danseurs décuplent ponctuellement l’une des émotions dominantes pour en proposer un traitement plus charnel, plus vif. Cette dualité devient alors un moyen de créer une harmonie en illustrant le tiraillement qu’éprouvent les protagonistes dans leurs rapports entre eux. Ce qui ne saurait être rendu possible et pleinement enivrant qu’au travers d’une distribution vocale elle-même équilibrée.

À commencer par le duo à l’origine de toute cette mascarade qui se transformera en une succession d’introspections. La Despina de Mária Celeng est piquante et mobilise une énergie toute faite de contrastes dans la voix, et le perfide Don Alfonso est incarné Simone Del Savio, dont la profondeur du timbre et la maîtrise des graves s’avèrent d’une vraie justesse pour incarner le personnage. Les aigus cristallins d’Ida Falk-Winland lui confèrent toute la sensibilité et la fragilité qui constituent le personnage de Fiordiligi, bien que l’on regrette parfois quelques manques de puissance dans l’émission sonore. Son timbre délicat et lumineux s’harmonise avec grâce à celui de Cyrille Dubois (Ferrando) qui fait preuve de beaucoup plus d’aisance dans les médiums. La mezzo Stephanie Lauricella est une Dorabella passionnée, vive et très affirmée dont l’aisance scénique et la qualité de jeu révèlent toute la richesse de son rôle. Guglielmo est quant à lui incarné avec habileté par Edwin Crossley-Mercer qui parvient à proposer une autre vision du rôle, aux prises avec son machisme mais se plaçant dans une position plus justement équilibrée avec Ferrando. La sensualité habituellement réservée aux rôles masculins dans le traitement ne cette œuvre est ici loin d’être un élément dominant. Au-delà des mots, l’attitude des corps et les expressions des personnages masculins demeurent plus contenues, tandis qu’en miroir, les personnages féminins de ce quatuor central semblent plus en conflit avec elles-mêmes. 

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