Sadko
Nikolaï Rimski-Korsakov,
Opéra-légende en 7 tableaux sur un livret du compositeur. Créé au Théâtre Solodovnikov, Moscou, le 7 janvier 1898

Mise en scène : Daniel Kramer
Dramaturgie : Luc Joosten
Costumes : Constance Hoffman
Décor : Annette Murschetz
Lumières : Charles Balfour
Vidéo : Darrel Maloney

Zurab Zurabishvili (Sadko),
Betsy Horne (Volkhova),
Victoria Yarovaya (Lioubava),
Raehann Bryce-Davis (Niejata),
Anatoli Kotcherga (le Roi Océan),
Tijl Faveyts (Le marchand varègue),
Adam Smith (Le marchand indien),
Pavel Yankovski (Le marchand vénitien),

Choeur de l’Opéra des Flandres
Chef de choeur : Jan Schweiger

Orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres
Direction musicale : Dmitri Jurowski

2 juillet 2017 à l'Opéra des Flandres (Gand)

David Kramer imagine le Sadko de Rimski-Korsakov en légende noire et contemporaine. Epris de la fille du roi Océan, le héros éponyme est dessiné sous les traits d'un crooner nostalgique et vibrant, tandis que l'univers scénique alterne référence à une Amérique fantasmée et le mystère des légendes russes.

Le metteur en scène David Kramer (par ailleurs actuel directeur artistique de l'English National Opera) n'est pas un inconnu du public genevois… du moins aurait-il pu être mieux connu dans la mesure où le Grand Théâtre a déprogrammé in extremis il y a deux ans une mise en scène de la Flûte enchantée, jugée trop "violente". Par un curieux hasard, nous le retrouvons dans une production de Sadko montée à Gand par… le prochain directeur du Grand Théâtre (voir notre édito de juin).

La trame mythologique est contenue dans un cycle épique dit "de Novgorod", ensemble de poésies narratives appelées byline qui raconte les exploits du héros légendaire Sadko. Celui-ci, marchand pauvre de la région de Novgorod fait la rencontre de Volkhova, la fille du roi Océan, grâce à laquelle il fait fortune et fait voile vers Venise pour commercer. Oublieux du pacte qui le lie au roi, il doit se sacrifier pour sauver ses navires et ses équipages. Après un dernier séjour dans le royaume subaquatique, il finit par retrouver sa première épouse Lioubava et se réconcilie avec elle.

Avec une bonne dose d'humour et d'autodérision, David Kramer efface soigneusement toutes les allusions qui auraient permis de se repérer dans cet univers de la mer des récits légendaires. L'arrière-scène est plongée dans une obscurité très dense et très inquiétante, avec des éclairages rasants qui mettent en valeur un sol lunaire, couvert d'une terre grisâtre et bosselée. Sur ce tableau noir se détachent deux types de personnages, selon qu'ils appartiennent au monde des humains ou au royaume du roi Océan. Les premiers sont facilement identifiables dans l'univers moyen du Regietheater récent. On croise ici des hommes d'affaires et des adeptes du costume-cravate absorbés dans la contemplation d'un immense écran vidéo planant au-dessus d'eux et sur lequel défilent un dérisoire cortège d'images de football, télé-achat et campagnes de publicité. Rien de très neuf dans la stigmatisation implicite et déjà vue ailleurs d'une société viciée par ses propres rites de consommation et l'anéantissement des valeurs humaines. On observera l'originalité d'un défilé de serveuses abreuvant cette joyeuse troupe de marchands de Novgorod de rasades de lait servies dans des chopes à bière. Le second groupe de personnage est celui du monde subaquatique, étranges femmes-oiseaux affublées d'un couvre-chef qui dessine ce qui semble être un bec et nageant dans des costumes de gaze vaporeuse blanche au tableau 2 lors de la rencontre amoureuse et noire au tableau 6 au moment des adieux.

David Kramer imagine un personnage de Sadko en chemise "froufrou" habité par le souvenir des chanteurs de charme et autres crooners qui susurre dans un micro sur pied des balades amoureuses. Le pouvoir magique de sa voix lui permet de conquérir Volkhova, de calmer la colère de son père et d'amadouer les marchands impatients. Kramer donne au barde Niejata les traits d'une chanteuse de jazz façon Ella Fitzgerald ou Billie Holyday gainée dans une robe moulante blanche puis noire – personnage double de Sadko et alternative fantasmée de Volkhova. Il y a dans ce travail un subtil tuilage de sarcasme et de références attendries à cet univers américain peuplé de boules à facettes et culte du dollar dévorant. Le retour des marchands au cinquième tableau donne à voir une galerie hilarante de touristes repus et ventripotent, traînant valises à roulettes avec mascottes gonflables et chemises à fleurs. La violence affleure à de nombreuses reprises dans des scènes où Sadko est passé à tabac par les marchands envieux. Les filles-cygnes débarrassent le ventripotent Sadko de sa bedaine de latex afin qu'il recouvre ses esprits et demande pardon au peuple du fond de l'océan.

Le plateau donne à entendre des voix remarquables, à commencer par la jeune et lumineuse Victoria Yarovaya qui campe une Lioubava de tout premier plan, avec une ligne et des élancements très amples et projetés. Zurab Zurabishvili est un Sadko à la vaillance et l'énergie rarement prises en défaut. Il surmonte les enchaînements d'airs et de romances avec brio et engagement, offrant à ce rôle difficile les angles vifs d'une voix du pur ténor héroïque. Limitée par le livret à apparaître au début et à la fin de l'ouvrage, la jeune Raehann Bryce-Davis brûle les planches dans sa tenue de chanteuse de jazz, avec un timbre irradiant et charnel. Betsy Horne est une Volkhova à la projection appliquée et légèrement en retrait en ce qui concerne l'incarnation et le réalisme. Le trio des marchands est dominé par la performance de la basse Till Faveyts jouant un Varègue noir et dense tandis que Pavel Yankovski et Adam Smith tutoient les sommets en marchands vénitien et indien dégoulinants de kitsch et de dorure. Moins d'enthousiasme hélas du côté d'Anatoli Kotcherga, dont le roi Océan est limité par une voix sans grande expressivité et un timbre décidément creux. Le chœur maison est remarquable de bout en bout, parfaitement en phase avec la plasticité et l'énergie des mouvements de foule exigées par la mise en scène et d'une grande précision dans un discours musical souvent scandé et incisif. Le maître d'œuvre Dmitri Jurowski prouve une fois de plus la solidité d'une battue jamais prise en défaut, sacrifiant les effets inutiles au soin accordé à ce subtil assemblage de tension et de merveilleux. La musique se souvient volontiers du Wagner de l'Or du Rhin (cité notamment dans la romance sur les rives du lac Ilmen) ; tout ici ruisselle et retentit, avec une joie rare et communicative. Un lyrisme empreint de liberté et d'horizons lointains.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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