N’en déplaise à un Christophe Honoré dont le désir de relecture aboutissait au contresens, Così fan tutte est moins le récit d’un triste assujettissement que d’un joyeux ravissement – il relève, autrement dit, plus de Laclos que de Sade. Anne Teresa De Keersmaeker, dans un souci conjugué d’abstraction et de matérialité devenu sa marque de fabrique, l’a bien compris : son obsession pour la géométrie et la mécanique trouve ici refuge dans l’esprit et la lettre des Lumières dont on a trop souvent isolé l’opéra. Véritable précis de monadologie aux accents newtoniens, dont l’acuité et la précision le disputent à la chaleur et au charnel dans un tourbillon de couleurs, le Cosí de Keersmaeker mêle savamment mouvement et harmonie dans un geste aussi chorégraphique que musical. Pour un résultat saisissant !

Du cercle lancinant réuni dès la fin de l’ouverture au semblant d’ordre retrouvé du final, c’est une série de trajectoires savamment calquées sur la musique – « une note, un pas » – mettant en circulation et en orbite les personnages incarnés, chacun, par un chanteur et un danseur, qui construit ce marivaudage déjà pétri de symétries. Il n’est donc pas étonnant qu’on n’entende que peu de décalages entre l’orchestre de l’ONP – en très grande forme –, dirigé non sans fougue par un Philippe Jordan coutumier de la partition, et les chanteurs pourtant sollicités plus physiquement que jamais sur scène : la chorégraphie ne congédie jamais la musique, et ne la réduit jamais à un simple prétexte. La danse s’y greffe dans le système de contrepoint cher à De Keersmaeker. Point de vraisemblance forcée pour justifier le canevas en guise de mise en scène, ou d’illustration littérale du propos : cette dualité des personnages, non contente de mettre en lumière leurs impulsions contradictoires, confronte et unit les individualités sans jamais évacuer leur complexité.

De la souvent négligée Dorabella, Michèle Losier et Samantha van Wissen tirent notamment de beaux élans : si la mezzo, aux aigus très maîtrisés, se montre volontairement un peu gauche, la danseuse, visage bien connu de la Rosas, lui prête la sensualité et l’ironie de ses joyeux déhanchés. La plus pure Fiordiligi, à qui la généreuse Jacquelyn Wagner insuffle des accents de jeune première, trouve dans les pas de la non moins iconique Cynthia Loemij une étrangeté bienvenue. Le Ferrando de Frédéric Antoun manque un peu d’assurance dans le premier acte, mais ne déçoit pas sur ses airs-clefs, soulignés par un Julien Monty à la grâce juvénile, mais semble préférer au registre amoureux et conquérant un goût du retrait. C’est finalement au Guglielmo du baryton-basse Philippe Sly et de Michaël Pomero qu’échoit la sensualité habituellement prêtée à Ferrando, ainsi que la plus habituelle ferveur. Bien qu’illustrés comme de coutume respectivement par les couples Fiordiligi-Ferrando et Dorabella-Guglielmo, les infidélités amoureuse et physique trouvent ainsi des contours plus flous qu’ailleurs. En maîtres du jeu, le Don Alfonso du plus profond – quoique parfois incertain - baryton Paulo Szot et de l’impressionnant Bostjan Antoncic, ainsi que la Despina très peste de la mezzo Ginger Costa-Jackson, bien plus gracieuse dans les atermoiements de Marie Goudot, se font plus ambigus que jamais. Le trait ne sera jamais forcé ni du côté de la perversion, ni de celui, trop idéaliste, d’un plaidoyer émancipateur, puisque sera rapidement évacuée la question de la responsabilité au profit de celle des lois du mouvement et du désir. Qui s’avère autrement plus passionnante.

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