Donnée à la Philharmonie en version concert avec une très sobre mise en espace, le drame aux forts accents héroïques de Gluck crée en 1777 à l’Académie Royale de Musique est certainement une des œuvres des plus foisonnantes et riches du compositeur, dont l’écriture musicale audacieuse et toute en contrastes révèle les fluctuations émotionnelles des protagonistes et donne un caractère d’autant plus bouleversant et grave au livret de Philippe Quinault, si poétique et d’une clarté se dispensant de tout lyrisme superflu.

Nouvelle production du Wiener Staatsoper cette saison, - la première y ayant eu lieu en octobre dernier -, l’œuvre fit par la même occasion son entrée au répertorie de l’institution viennoise. Chef tout désigné pour diriger cette création, Marc Minkowski avait déjà enregistré l’œuvre avec les Musiciens du Louvre en 1998 pour Archiv Produktion et est reconnu pour sa capacité à faire découvrir des œuvres rares et/ou peu jouées, ce qui est par ailleurs l’une des missions du Mozartwoche de Salzbourg dont il est également directeur artistique. Si de la distribution viennoise ne reste que Gaëlle Arquez dans le rôle d’Armide et Stanislas de Barbeyrac dans le rôle de Renaud, le cast est identique à celui choisi pour la reprise ayant eu lieu à Bordeaux deux jours avant cette représentation à la Philharmonie.

Dirigeant l’œuvre tout en ruptures et en contrastes, Minkowski fait varier les différents éléments sonores de la partition en proposant une lecture très vive et incisive des tempi, ayant pour effet de produire dans le chant une sorte de force vive rendant justice au texte. Les Musiciens du Louvre, dont l’aptitude à interpréter ce répertoire est évidente, semblaient tout comme le chef profondément impliqués dans l’œuvre. Les versions de concert des opéras peuvent parfois s’avérer périlleuses, et peut-être cela tenait-il au fait qu’ils venaient tout juste de se produire dans deux cadres très différents dont la Philharmonie était le dernier volet, mais cette proximité avec les chanteurs révélait d’autant plus leur implication dans l’œuvre et leur connaissance profonde la partition – de même que Minkowski dirigeait très souvent sans tourner les pages de la sienne. Mise à contribution dans l’espace, la flûtiste baroque Annie Laflamme a offert une prestation d’une délicatesse et d’une légèreté fascinante. L’acoustique de la Grande Salle Pierre Boulez révélait chacune des notes avec une précision stupéfiante, et sa présence au centre de la scène berçant Renaud s’endormant à ses côtés à l’acte II grâce au charme lancé par Armide n’est pas sans évoquer la Flûte enchantée de Mozart, dont la sympathie que lui porte que le chef n’a rien d’un mystère.

La mezzo-soprano Gaëlle Arquez a su aborder le rôle d’Armide en prenant en compte les nombreux paradoxes émotionnels du personnage, faisant de sa voix l’outil principal de coloration du texte. Si sa présence scénique traduit une grande aptitude à transmettre au-delà du chant, l’attrait de l’interprète pour le texte doit évidemment aller de pair pour offrir une prestation qui fait sens, et Gaelle Arquez réunit toutes les qualités nécessaires pour rendre Armide bouleversante. Son chagrin, provoqué par son propre orgueil, donne lieu à de puissants aigus rompant avec fracas les graves sensuels de son timbre plutôt coloré. Lorsqu’elle projette sa voix tout en articulant rigoureusement les mots, sa prestation dépeint la tragédie qui s’abat sur elle avec la puissance d'une Médée. Renaud, chanté par le ténor Stanislas de Barbeyrac, est quant à lui l'objet de la manipulation et de l'amour d’Armide. Le chanteur fait également preuve d'une remarquable aisance dans ce répertoire, et ses notes vibrées longuement tenues dans l'aigu, tout en puissance, lui permettent également de teinter sa ligne vocale d'une mélancolie propre à illustrer son désespoir.

Aurélia Legay, charismatique et sombre dans le rôle de La Haine, donne à entendre des graves d'une profondeur mystique, déployant une palette riche d'expressions, dont la chaleur et l'intensité créent comme un rituel autour de son intervention. La présence et l'interprétation techniquement très juste des Chœurs de l'Opéra National de Bordeaux accentue d'autant plus l'effet de rupture dans l'intrigue. Hidraot (Florian Sempey), prétendant rejeté d'Armide, est quant à lui très à l'aise dans les attaques mais semble ne pas moduler assez sa voix, pourtant très lumineuse et disposant de graves profonds. Thomas Dolié et Enguerrand de Hys, partageant de nombreux airs, semblent parfaitement accorder leurs timbres pour produire l'impression héroïque qui émane de leurs duos. Si le premier fait preuve de beaucoup d'amplitude et de beaucoup d'éclats dans les médiums, le second prend plutôt le parti de la finesse, démontrant de grandes aptitudes dans l'aigu. Entourant Armide sous les traits de différents personnages, Harmonie Deschamps et Olivia Doray cristallisent toute l'ambiguïté des personnages, dont on ne sait pas bien s'ils expriment un soutien ou une soumission à Armide. Les aigus brillants, ornés et très gracieux de la première s'accordent avec délice au timbre plus généreux et plus projeté d'Olivia Doray, qui nuance également beaucoup sa voix dans le rôle de Sidonie, comme si elle tentait d'envisager quelle issue serait fatale au cœur d'Armide.

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