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Les intrigues de Rodrigue (sic)

Strasbourg
Opéra national du Rhin
06/17/2016 -  et 19, 21, 23, 25, 28 juin (Strasbourg), 8, 10 juillet (Mulhouse) 2016
Giuseppe Verdi : Don Carlo
Elza van den Heever (Elisabeth de Valois), Andrea Carè (Don Carlo), Elena Zhidkova (La Princesse Eboli), Stephen Milling (Philippe II), Tassis Christoyannis (Rodrigo, Marquis de Posa), Ante Jerkunica (Le Grand Inquisiteur), Patrick Bolleire (Un moine), Rocio Pérez (Tebaldo), Camille Tresmontant (Le Comte de Lerme), Francesca Sorteni (Une voix céleste), Diego Godoy (Un hérault royal), Dominic Burns, Emmanuel Franco, Jaroslaw Kitala, Jaesun Ko, Laurent Koehler, Nathanaël Tavernier (Six députés flamands)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Daniele Callegari (direction)
Robert Carsen (mise en scène), Radu Boruzescu (décors), Petra Reinhardt (costumes), Robert Carsen et Peter Van Praet (lumières), Marco Berriel (mouvements)


(© Klara Beck)


Don Carlos en français ou Don Carlo en italien ? On recense au minimum trois états successifs pour cet ouvrage au destin compliqué : la mouture originale française en cinq actes, créée à l’Opéra de Paris en 1867, suivie de deux versions traduites en italien, la première nettement remaniée et amputée en vue de représentations à Milan en 1884, et ensuite celle de 1886, dite "de Modène", qui consolide les coupures de la version scaligère mais récupère quand même l’essentiel de l’acte de Fontainebleau initial.


En réalité le puzzle est encore beaucoup plus riche, l’ouvrage ayant été sans cesse remanié et tronçonné par Verdi. Mais de tous les avatars recensés, on n’a longtemps connu que la version italienne de 1884, la plus courte et somme toute la plus adaptée aux usages courants. Et puis les scrupules musicologiques et le disque s’en sont enfin mêlés, ce qui a permis au Don Carlos français original de sortir de l’ombre: un grand spectacle plus daté, meyerbeerien en diable, mais ô combien passionnant par la diversité et le luxe des moyens que Verdi y gaspille sans compter. Aujourd’hui le Don Carlo milanais nous paraît du coup bien rabougri et bancal, tout couturé de cicatrices mais aussi par moments génialement transformé, par un art du raccourci efficace typiquement verdien...


Pour cet ouvrage-là, aucun choix de version ne saurait donc être idéal, mais de toute façon seule la mouture la plus ramassée, donc cette version milanaise de 1884, pouvait s’avérer compatible avec le dépouillement intense du projet scénique conçu par Robert Carsen pour l’Opéra du Rhin. Tout s'y passe dans la même boîte noire aux murs nus, brossés de reflets irréguliers qui accrochent les lumières en perspectives fuyantes. Beaucoup de portes, quelques cloisons transversales qui peuvent descendre des cintres, presque aucun meuble : le palais de l’Escurial et le couvent de Saint-Just deviennent interchangeables, concept conforme au demeurant à la réalité historique (il s’agissait bien de monastères, dans les deux cas...). Cela dit, limiter systématiquement l’entourage royal à des ecclésiastiques en soutane et des religieuses cloîtrées pousse un peu loin la caricature. Même la foule de l’autodafé porte des mitres et des chasubles noires, et dans la scène des jardins seule la futilité apparente de quelques brassées de lys blancs laisse deviner qu’on est plutôt en présence de dames de la cour que de carmélites en goguette. Sans la magie des éclairages et le professionnalisme à toute épreuve du décorateur et de la costumière (les tenues des rôles principaux, elles aussi uniformément noires, sont d’un dépouillement presque inimaginable et pourtant si subtilement variées qu’elles gardent un vrai pouvoir d’évocation), on s’ennuierait ferme. Seulement voilà, le singulier génie d’une équipe parfaitement rodée est à l’œuvre et parvient à entretenir à travers ces trois heures et plus de spectacle un continuum dramatique subtilement étudié, qui relance constamment l’intérêt sans jamais paraître ostensiblement lourd. Quelques rares chutes de tension n’en sont dès lors que plus gênantes : les circumambulations bizarres des dames après la chanson du voile, ou encore le cérémonial maigrichon de l’autodafé, tentative malheureuse d’éluder les contraintes du grand spectacle au lieu d’essayer de les gérer plus frontalement...


Un mot peut-être sur une idée qui a fait beaucoup jaser : le traitement réservé au Marquis de Posa, que cette mise en scène tente de faire passer pour un agent double, aux facultés de dissimulation particulièrement dangereuses. Qui tire en fait toutes les ficelles dans ce drame ? Le Grand Inquisiteur ? Posa ? Tous les deux, en étroite collaboration? En construisant par étapes un dénouement d’une extravagance aux petits oignons, Carsen essaie de contourner certaines naïvetés du livret en rebattant les cartes au tout dernier moment : une succession rapide de péripéties de plus en plus invraisemblables, encore que... L’analyse paraît terriblement tirée par les cheveux, mais reconnaissons qu'à la fin l’effet de surprise est total !


Le chef italien Daniele Callegari est désormais familiarisé avec les pièges acoustiques de l’Opéra de Strasbourg, une maison qu’il connaît maintenant très bien. Sous sa baguette l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sonne avec toute la puissance requise et on peut apprécier aussi un beau sens de l’avancée, à des tempi pas forcément très vifs mais magistralement tenus. Sur un ouvrage de cette durée la performance est notable, même si beaucoup de détails restent perfectibles en matière de synchronisation, et ceci à tous les étages. Le plus gênant reste les fréquents décalages audibles à l’intérieur des parties chorales, mais à la décharge du Chœur de l’Opéra du Rhin, par ailleurs très en forme, on retiendra des placements sur scène parfois fort peu pratiques (la disposition en deux longues masses perpendiculaires à la fosse pendant la scène de l’autodafé doit par exemple compliquer considérablement les choses, et cela s’entend très clairement).


Passionnant plateau aussi, surtout en ces temps de relative disette en grands chanteurs verdiens. Avec tout en haut du palmarès le Posa évident de Tassis Christoyannis : timbre velouté, legato de violoncelle, projection impeccable... seule une tenue en scène un peu plus compatible avec la morgue présumée d’un Grand d’Espagne manque à l’appel. Autre atout : l’Elisabeth de Valois d’Elza van den Heever, soprano de vrai format dramatique, ce qui n’exclut pas de beaux piani dans l’aigu, parfois un peu serrés encore en cette soirée de première. Une artiste passionnante à laquelle les plus grandes maisons devraient penser davantage, les soirs (fréquents) où ils n’ont pas une Anja Harteros sous la main. Le Don Carlo d’Andrea Carè laisse en revanche perplexe, émission pleine de vaillance, mais qui ne parvient à éviter les catastrophes dans l’aigu qu’au prix d’un jusqu’au-boutisme physique certes salvateur mais vraisemblablement dommageable à plus long terme. Heureusement la composition de héros romantique fiévreux est juste, ce qui aide à faire accepter ce chant peu policé. Elena Zhidkova bataille quelque peu aussi avec le rôle d’Eboli, surtout dans la chanson du voile, négociée avec prudence, mais les moments réussis restent majoritaires et la beauté physique du personnage, nimbé d’une opulente chevelure digne d’un tableau de Dante Gabriel Rossetti, est bien présente. Le cas des deux basses est aussi particulier, tant le Filippo de Stephen Milling que le Grand inquisiteur d’Ante Jerkunica étant sujets à de curieuses fluctuations de timbre en changeant de registre. Parfois l’élégance du chant s’en ressent, en particulier pour Stephen Milling, qui reste en apparence davantage une basse wagnérienne, mais dans l’ensemble l’impact de ces deux voix est très fort, en particulier dans leur scène de confrontation du III, probablement le point culminant de la soirée, impressionnant vortex de décibels soigneusement dosés. C’est là aussi que la mise en scène de Carsen touche au plus juste, avec son admirable économie de gestes et ses éclairages rasants qui viennent fouiller les physionomies. On n’oubliera pas de sitôt cette formidable présence de l’Inquisiteur, dont la robe de bure grise (oui grise ! c’est la seule entorse au dress-code de la soirée) semble échappée d’une toile de Zurbarán.


Donc, en dépit de quelques réserves çà et là, un très beau travail d’équipe, pour un Don Carlo d’exception.



Laurent Barthel

 

 

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