Charles Lecocq et ses librettistes Vanloo et Busnach nous épatent : comment font-ils pour tourner ce conte oriental tout aussi fascinant que violent, Ali Baba et le quarante voleurs, en drôlerie si efficace ? La mise en scène inspirée d’Arnaud Meunier et la direction musicale enlevée de Jean-Pierre Haeck ont indéniablement leur part dans le succès de cette reprise rouennaise d’une production parisienne de 2014. L’Opéra Comique a mis plus d’un siècle à inscrire dans son répertoire le chef-d’œuvre oublié de Charles Lecocq, qui a pourtant connu 122 représentations consécutives lors de sa création bruxelloise en 1887. La scène du Théâtre des Arts, telle la caverne d’Ali Baba, se remplit progressivement de petits bijoux : trouvailles de mise en scène, prouesses de solistes dans la fosse d’orchestre ou sur le plateau, changements d’atmosphères et de costumes, numéros de chœurs en gaîté.

Le premier regard sur la plateau est un peu déceptif : le bazar oriental du livret est campé par quatre escalators seulets, quelques enseignes commerciales mises à part ; le tout fait plus penser au vide de l’une de ces aérogares moyen-orientales, au marbre soigneusement poli par des techniciens de surface, tels que notre pauvre Ali Baba, indigent des temps modernes. Mais peut-être la mise en scène suggère-t-elle que les apparences sont trompeuses – car c’est sous ces mêmes escaliers mécaniques que le héros découvrira sa fameuse aubaine.

L’orientalisme de la mise en scène, comme dans la musique, est donc très discret, mais réel ; l’atmosphère de bazar sera plus présente dans l’un des tableaux plus tardifs, où de nombreuses publicités vantent tel fabricant de loukoum, telle agence de tourisme ou tel modiste : le merveilleux du conte y est placé ingénieusement, lorsque l’esclave Morgiane ferme ces enseignes lumineuses l’une après l’autre par un simple claquement de doigts. Le délicieux air de son « Petit oiseau bengali » est celui dans lequel la brillante Judith Fa tisse ses arabesques vocales avec volupté, en complicité avec la flûte soliste.

La composition globale est un feu d’artifice : la structure d’opérette (ou d’ « opéra comique », selon son créateur) tient en 25 numéros, dont la nature et l’élan sont préparés avec justesse et soin par Jean-Pierre Haeck (quelques coupures ont été opérées dans la partition, afin de faire tenir en trois heures une œuvre conçue pour quatre) : ici, une marche carnavalesque, une valse, là, les pathétiques regrets d’Ali Baba (le baryton soyeux de Tassis Christoyannis est excellent pour le rôle-titre) délicatement illustrés par le violon solo… Décidément, ce chef spécialiste d’Offenbach, aux multiples diplômes (dont des prix de tuba et de percussions) ne fait absolument aucun tort à Lecocq, rival du roi de l’opérette. Toujours à la hauteur et très convaincant dans les choix faits par son chef Christophe Grapperon : le chœur. Engagés à cent pour cent dès le début, ravis des nombreux changements de costume (au moins une dizaine), les chanteurs sont des piliers vocaux de l’entreprise globale. Le chœur d’hommes se mue et se marre en tontons flingueurs, lorsqu’il campe les quarante voleurs, mitrailleuse pointée ou poignard au poing, en vestes de cuir et lourdes chaînes de voyous. Leur première apparition dans la caverne, en chant chuchoté, précis dans l’articulation et hyper-expressif, est strictement géniale. Mais ils ne sont pas moins drôles en déménageurs, chalands d’une vente aux enchères, ni les pétulantes filles, en hôtesses de l’air, vendeuses de bazar ou cocottes apeurées (dont les costumes sont superbes aussi).

Le comique est partout : de situation (les voleurs volés), de caractère, il y a du burlesque, grâce au couple de Cassim (l’expressivité drôle et mécanique de François Rougier est dans le style de Louis de Funès) et Zobéide (la mezzo Majdouline Zerari est une soliste et interprète de tout premier plan en mégère retorse), des quiproquos, des déguisements, des jeux de mots, et même de l’humour intertextuel. Il y a le vaudevillesque « Ciel, mon mari ! » de Zobéide ; puis les voleurs en chef qui – sortant leurs têtes des grands tonneaux dans lesquels ils sont cachés –  ressemblent à Mordicus (Oscar the Grouch), ce personnage grincheux vivant dans une poubelle de la Rue Sésame, ce qui, vu le mot magique ouvrant la caverne, ne manque décidément pas d’à-propos. Et même si Cassim (peut-être par son bain capitaliste dans l’or, à la Picsou) oublie le mot de passe décisif (« Quinoa, ouvre-toi ?! Pois chiche, ouvre-toi ? je sais que c’est une graine ! »), le public rouennais n’est pas près d’oublier les merveilles que recèle cette dernière représentation d'Ali Baba au Théâtre des Arts.

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