Non, personne ne prétend que mettre en scène un opéra de Mozart est chose facile, d’autant qu’il faut réactualiser un mythe théâtral quand on choisit précisément de s’attaquer à Don Giovanni. Mais dès lors qu’on le fait, on doit tant aux artistes qu’au public une vision d’ensemble cohérente et claire – que la lecture de Frédéric Roels ne livre pas. Et si les défaillances sémiotiques peuvent momentanément passer au second plan derrière les prestations de quelques talents, la distribution lyrique se révèle malheureusement assez inégale aussi.

Le plateau est dominé par trois façades de palais urbains dangereusement penchés et maintenus en place par de grandes barres. Imaginez une ville espagnole, mais revisitée par un côté déliquescent romain (ce n’est pas pour rien que Masetto arrive en vespa). Rajoutez à ce décor, flexible et mis en beauté par un éclairage astucieux, une cabine téléphonique française désuète – alors que Donna Anna passe sur scène avec son portable –, et vous saisissez la superposition des couches temporelles et spatiales : le burlador de Sevilla passé à la commedia dell’arte, puis à Molière, enfin à Mozart, dans une mise en scène française. Va encore jusque-là.

Sauf que cette pauvre cabine téléphonique, elle aura tout vu – et nous aussi. S’y niche dès le départ Leporello, y convergent Zerlina et Don Giovanni pour un coït interrompu par Donna Anna, s’y appuie Masetto pendant que sa petite fiancée cherche à se racheter, lui prodiguant une masturbation par derrière. Et bien sûr, au premier acte, la tête du commandeur, attifé comme un cardinal parti au Carnaval de Cologne, s’y écrase comme une bouteille de ketchup, y apposant une méchante tache.

Que signifie tout cela ? Sans réponse, on se rapporte à la note d’intention, plus catalogue de personnages interprétés par le metteur en scène que vision globale. Ce seraient « les femmes qui mènent la danse ». Or, ce n’est pas ce qu’on voit. Zerlina, incarne-t-elle vraiment la « réjouissance sensuelle sans complexe » et « une certaine idée de la liberté féminine » ? Ma foi, seulement si on croit que cette fameuse liberté féminine passe par 50 Nuances de gris. Si on croit que les sous-entendus sado-masos libèrent en quoi que ce soit Zerlina qui, penchée vers l’avant, balance ses fesses à nouveau devant son promis, lui tend une cravache et révèle des bottes noires sous sa robe d’un blanc virginal, tout en chantant « Batti, batti, o bel Masetto »… Mais ce n’est peut-être pas la conviction de tout le monde. Heureusement que la belle voix et le jeu de Laura Nicorescu, meilleur rôle féminin, font croire à la fraîcheur du personnage et à son charme intrinsèque, ce qui ne veut pas dire en effet qu’elle est complètement désintéressée.

Justement, l’enjeu des différences sociales : la mise en scène les aplatit en dépit de sa profession de foi. La supériorité aristocratique de Don Giovanni, qui n’a aucun mal à débaucher une petite paysanne à qui il promet le mariage, n’est plus perceptible quand les costumes indiquent que tout le monde vient plus ou moins du même monde, même si les choristes (toniques, bien que peu occupés dans cette partition), sont obligés de porter des habits un peu plus tape-à-l’œil. Mais on a du mal à croire que cette jeunesse dorée romaine se laisse dérober sa starlette Zerlina sans protestation et sur la simple promesse d’une calzone un peu plus généreusement farcie que d’habitude.

On perd aussi une partie du comique par cette inattention au fait social : Don Giovanni et Leporello échangent leurs habits, ce qui permet à l’un de s’échapper et à l’autre de friser le lynchage. Seulement, la mise en scène rapproche d’emblée maître et serviteur au point d’en faire des doubles : les vêtements sont ainsi presque les mêmes, sauf la couleur de la chemise et une légère différence de chapeau – dès lors, à quoi bon encore les échanger ? Le travestissement menant au quiproquo tombe à plat et on passe du procédé comique à l’incohérence risible.

Cependant, Don Giovanni et Leporello s’en tirent très bien dans cette affaire, par leur double jeu, complice et drôle, y compris vocalement : David Bižić et la basse normande Jean Teitgen convainquent par leur solidité et une belle vélocité face aux tempi relevés que choisit Leo Hussain. Ce clodo de commandeur ressuscité (accompagné par des figurants qui se meuvent à la manière de marcheurs blancs venus d’autres univers), Patrick Bolleire, imperturbable, est égal à lui-même. Hélas, le couple Don Ottavio et Donna Anna est particulièrement mal assorti : la jeune voix de Marcel d'Entremont, peu assurée encore, et l’organe très puissant dans les médiums de Birgitte Christensen (alors que ses aigus sont étonnamment légers), pas toujours contrôlé jusqu’au bout des phrasés, produisent des effets cocasses dans les scènes polyphoniques, qui peuvent manquer de justesse. Faire chanter Donna Elvira (Anna Grevelius) dos au public, n’est pas une bonne idée pour ce soprano un peu retenu, et aussi Masetto (Matthew Durkan) est pâle. Un certain nombre de décalages entre chanteurs et orchestre sont perceptibles, mais j’ai beaucoup aimé l’accompagnement sensible et nuancé proposé par le chef dans le Non mi dir, récit que fait de ses malheurs Donna Anna.

Le tout se termine un peu en queue de poisson, dans un finale qui manque autant d’éclat que l’ouverture : on a déjà vu et entendu bien mieux sur les planches normandes.

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