Armida de Rossini à l'Opéra de Flandre

Xl_armida © Annemie Augustijns

Après une Elektra très réussie, une Khovantchina enthousiasmante et un Tannhäuser particulièrement irritant, ces douze derniers mois, l'Opéra de Flandre propose une production affligeante, avec cette Armida de Gioacchino Rossini, confiée à la metteure en scène franco-iranienne Mariame Clément. Si sa production de Poliuto (Donizetti) pour le dernier Festival de Glyndebourne nous avait plutôt séduits, force est de constater qu'on assiste, cette fois, à du grand n'importe quoi.

Le rideau se lève sur une toile peinte du Stade de France préparé à la fois pour un match de foot (on voit des joueurs sur le terrain) et pour une compétition d'athlétisme, avec des couloirs se prolongeant jusqu'à la fosse. Aussitôt y débarque une armada de croisés, vêtus de cottes de maille, le visage barbouillé de sang, qui se passent bientôt - comme on le ferait d'un ballon ovale - une poupée gonflable. Ils commencent alors à la prendre par tous les orifices disponibles (on en a dénombré trois, comme dans la vraie vie), et s'y mettent généralement à plusieurs (c'est connu, à plusieurs c'est meilleur...). Ils sont vite rejoints par deux des principaux protagonistes, habillés eux en complets-vestons d'aujourd'hui... car c'est devenu une mode, depuis quelque temps, de mélanger allègrement les époques à travers les costumes. Un peu plus loin dans le spectacle, tous ces grands gaillards (censément) virils se mettent à faire des entrechats en se tenant par les épaules, pendant que la soprano chante un de ses airs juchée sur une estrade, tout en se défroquant de son sari indien contre une robe en satin rose...
Quarante minutes après ces premières joyeusetés arrive enfin le héros de l'ouvrage, Rinaldo, habillé en croisé, tenue qu'il retire bientôt pour laisser apparaître, dessous, un pantalon en cuir et un t-shirt de footballeur portant le N°10 dans le dos. Impossible à ce moment de ne pas penser à Zidane, idée vite corroborée par une autre scène dans laquelle Rinaldo tue son rival en lui assénant un « coup de boule » dans le plexus, à la place du coup d'épée prévu par le livret ! Bien plus irritant encore (voire franchement indécent) - quelques jours après les attentats qu'on sait -, le moment où Rinaldo débarque sur scène armé d'une Kalachnikov, prêt à « arroser » ses compagnons d'armes qui veulent contre sa volonté - l'arracher aux griffes d'Armida.
Las, nous nous en tiendrons au premier acte, et épargnerons au lecteur les élucubrations des deux autres, ramassis des pires travers du regietheater. En prenant ainsi le contre-pied du livret tiré de La Jérusalem délivrée du Tasse, Mariame Clément annihile toute la substantifique moelle de l'œuvre : la magie, la fantaisie poétique et le mystère... pour les remplacer par la laideur et le grotesque. Nous imaginons à l'avance l'accueil houleux qui sera fait à cette production quand elle fera escale, la saison prochaine, à l'Opéra National de Montpellier, maison coproductrice du spectacle...

Heureusement, les chanteurs sont là et bien là ! Ce n'est pas par hasard si l'Opéra de Flandre est allé chercher – pour interpréter le rôle-titre - Carmen Romeu, qui nous avait convaincus dans le même rôle au Festival de Pesaro en août 2014. La cantatrice espagnole nous gratifie à nouveau de sa voix corsée, de ses éblouissants écarts de registre et de vocalises plus vertigineuses qu'à Pesaro, autant de qualités qui font merveille dans le fameux air hérissé de contre- « Amor al dolce impero ». L'actrice n'est pas en reste, qui sait exprimer la passion violente et noire de la magicienne, et c'est un succès légitime qu'elle récolte au moment des saluts. Le plus gros triomphe à l'applaudimètre revient cependant à Enea Scala, pour qui nous ne tarissons pas d'éloges à chacune de nos chroniques le concernant (comme en septembre dernier lors de sa magnifique incarnation d'Arnold (Guillaume Tell) au Grand-Théâtre de Genève). Dans le redoutable rôle de Rinaldo, le ténor sicilien allie perfection de l'articulation à une glorieuse vocalisation, et on ne peut qu'être admiratif devant sa musicalité sans faille, son impressionnante étendue vocale et sa parfaite maîtrise technique. C'est peu dire que nous trépignons d'impatience de l'entendre dans le rôle de Léopold dans La Juive de Halévy à l'Opéra National de Lyon en mars prochain. Dans les doubles rôles de Gernando et Ubaldo et de Goffredo et Carlo, le ténor américain Robert McPherson et l'argentin Dario Schmunck font preuve d'autant d'autorité que de vaillance, maîtrisant avec un bel aplomb des tessitures meurtrières, avec des vocalités assez semblables, un rien nasales, mais d'une belle projection. La basse roumaine Leonard Bernad (Idraote & Astarotte), belle matière de voix, et le ténor britannique Adam Smith (Eustazio) complètent la distribution avec les excellents Chœurs de l'Opéra de Flandre qui ont fort à faire dans cette superbe partition, trop rarement jouée.

Caution morale du spectacle, c'est le vétéran (presque nonagénaire !) Alberto Zedda – sans conteste le plus grand chef rossinien des XXe et XXIe siècles – qui est dans la fosse du bel opéra de Gand. Dès l'ouverture - dont le chef italien fait oublier la relative longueur par une constante précision agogique et un soin amoureux de la sonorité -, l'Orchestre Symphonique de l'Opéra de Flandre se montre sous l'emprise d'une baguette remplaçant l'autorité traditionnelle par le charme et ne négligeant pas pour autant le moindre détail. Subjugué par l'osmose ressentie entre intention et exécution, le public gantois lui témoigne – debout - une incroyable ferveur à l'issu du spectacle.

Emmanuel Andrieu

Armida de Gioacchino Rossini à l'Opéra de Flandre, jusqu'au 4 décembre 2015

Crédit photographique © Annemie Augustijns 

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