« Ouf ! » : c’est à peu près tout ce que l’auditeur physiquement sonné, mentalement éprouvé peut prononcer après l’ouragan que le Staatsoper Stuttgart vient de faire déferler sur le Théâtre des Champs-Élysées. Suivant immédiatement le dernier accord du tutti, dont le passage au mode majeur produit toujours son lot de frissons, le tonnerre d’applaudissements que le bienséant public de l’avenue Montaigne réserve aux interprètes de cette Elektra prend sa dimension la plus cathartique, mais est à la hauteur de l’événement. Mémorable !

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Cornelius Meister, les chanteurs et l'orchestre à l'issue d'Elektra au TCE
© Jean-Philippe Raibaud

Le même accord, lancé en mineur par Cornelius Meister, ouvrait les hostilités cent minutes plus tôt d’une manière impérieuse et péremptoire, marquant l’assistance de ce fer rougi par l’empreinte indélébile du premier motif : l’ombre planante d’Agamemnon se fait là écrasante, autoritaire, immuable. Il faut dire que malgré son absence physique, le roi de Mycènes est omniprésent à l’esprit de sa fille Électre, qui n’attend – la hache à la main – que le retour de son frère Oreste pour venger sa mort. Pourtant, passée cette glaçante entrée en matière, on s’étonne que le maestro se complaise un peu dans la prudente opulence que fournissent ses musiciens, convoque toujours cette pâte sonore généreuse mais compassée sans trop s’éloigner de la noblesse, de l’élégance du tracé. En ces premières minutes, le théâtre est bien présent mais les lames acérées de l’orchestre straussien restent si ce n’est rangées, du moins émoussées.

C’est que l’on sous-estimait alors les réserves du Staatsorchester Stuttgart et la science de ce chef, il faut l’avouer, assez fascinantes : l’intensité de cet opéra qui ne fournit aucun instant de répit, ni à l’interprète ni au public, est telle qu’assommer celui-ci dans le premier tiers de l’œuvre est véritablement contreproductif. Sachant cela, Cornelius Meister prend garde à préserver l’auditeur pour mieux le cueillir (et quelle cueillette…) à l’arrivée de la mère homicide : d’une marche sourde, larvée, souterraine, sa direction attentive à la structure déploie un crescendo dramatique étouffant dont la tension, étirée jusqu’au point de rupture, éclate avec l’entrée de Clytemnestre et une ascension de cuivres rauques absolument dévastatrice.

Car outre son art de la progression opératique, quasi imperceptible mais bien présente quand elle est amenée avec un tel sens des tempos, le directeur musical du Staatsoper Stuttgart sait aussi offrir aux rares bulles d’air toute leur finesse. À ce titre, retenons avec quelle ardeur les cordes de l’orchestre habillent les retrouvailles fraternelles entre Oreste et Électre, quelle poignante émotion surgit de ce lyrisme digne du Chevalier à la rose ; retenons la tendresse qui accompagne Chrysothémis dans son monologue, mais aussi, de l’autre côté du spectre, l’extatique danse d’Électre qui nous rejette au nez toutes les pestilences de l’œuvre. Grande forme et petites figures s’insèrent dans un même flux : sorte de quadrature du cercle que peu résolvent avec tant de soin.

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Iréne Theorin
© Jean-Philippe Raibaud

Dans le rôle-titre, Iréne Theorin est d’un charisme impérial : chaque geste, chaque mouvement participe d’un même élan, d’une même intensité, d’une même concentration qui ne se dispersera pas en vaine pantomime. Vocalement, c’est foudroyant ! Qu’importe ce registre grave limité lorsque la soprano éructe avec tant d’expressivité, lorsque le reste de la tessiture est d’une réactivité et d’une ampleur à ce point homogène, lorsque les aigus, surtout, s’échappent avec tant de matière. Une démonstration d’aisance qui, sans être fatale à Violeta Urmana, fait néanmoins pâlir sa Clytemnestre. Heureusement, la Lituanienne sait tirer de son mezzo une incarnation certes moins flamboyante mais plus intériorisée de ce personnage rongé par ses angoisses. À leurs côtés, le baryton caverneux de Paweł Konik nimbe son Oreste d’une odeur de mort, tandis que Gerhard Siegel use de son ténor le plus agile pour camper un Égisthe aussi expressionniste que ridicule.

Une grande Elektra ne serait rien sans une grande Chrysothémis, dernier vestige d’humanité dans cette Mycènes délétère, et elle l’a été ce soir en la personne de Simone Schneider : ce timbre resserré mais lumineux, cette souplesse du vibrato, ce léger empressement dans l’expression, tout participe de cette pulsion de vie qu’elle témoigne ce soir dans un émouvant monologue. Résonnent encore les ultimes « Orest ! Orest ! » qu’elle lancera, désespérée, en conclusion de cette homérique soirée.

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