Noces de Figaro néo-rococo à Marseille
Les murs noirs (de ces décors signés Vincent Lemaire) sont recouverts de schémas d’observation et de réflexion mathématique, dans l’esprit des Lumières et de l’Encyclopédie. Pour évoquer les appartements, ils sont tapissés d’étoffes damassées, ou peintes en couleur pastel, pour mieux recevoir les projections vidéo. Elles figurent une nature plus sauvage, flamboyante et protectrice que jardinée à la Française. Les arbres y sont centraux, mais perdent progressivement leur sève, leur ramure et leur solidité, devenant à leur tour des spectres d’un autre monde (comme aussi de l’amour et des illusions sociales perdues dans cette histoire). Dans la boîte principale des appartements, délimitée par trois murs, s’insère une autre boîte, la chambre de la Comtesse. Elle est penchée de jardin à cour (chaque personnage cédant à ses penchants), tout en renvoyant à la manière dont les intérieurs châtelains furent redistribués en plus petits appartements. Quelques trouvailles sont heureuses, dont une femme-phonographe (portant l’instrument à pavillon) comme pour renvoyer à l’amplification et à la fixation sonore des Vivats de la foule. Les lumières de Bertrand Couderc déclinent toute leur soigneuse panoplie : poursuites artificielles, éclairages naturels, ambiances climatiques, en osmose avec couleurs et projection vidéo, du gris au vert, en passant par le mauve, toutes fanées.
Ainsi, c’est plutôt le déclin des privilèges aristocratiques que monte (en épingle dirait Barberine) le metteur en scène, tels qu’ils se mesurent, à la fin du 18e siècle, à l’aune de la hauteur des perruques féminines, point de cristallisation du paraître propre à la société de cour. Des figurantes, de même que les pupitres féminins du chœur, sont somptueusement vêtues de costumes baroques aux crinolines noires, ainsi que de gants de couleur vive (Vincent Boussard signant les costumes également). Ils montrent qu’il faut tout prendre avec des pincettes – et avec distanciation sociale – dans ce monde stylisé et dangereux. Ces figures d’ombres interviennent dans l’intrigue, pour accomplir quelques gestes, sinon elles constituent des spectateurs, des témoins d’un temps figé dans la naphtaline, leur buste surplombant le mur de fond de scène. L’ombre de la Comtesse hante également les différentes scènes du plateau, telle une version féminine, douce et généreuse, de la statue du Commandeur. En revanche, les vêtements des personnages sont de notre temps, avec plus de drapé et de cuir chez les messieurs que chez les dames, qui se contentent d’une petite robe ou combinaison noire.
La Comtesse de la soprano toscane Patrizia Ciofi est attachante, en ce qu’elle recouvre sa partie, d’une matière vocale unique : un clair-obscur d’aube voilée faisant écho à son ombre portée. Ses récitatifs peuvent troubler, car ils la font redescendre des hautes-sphères de sa spiritualité, pour entrer dans le registre bouffe le plus napolitain. Passé ce moment de trouble, l’oreille se rassure et se repose sur ses cantilènes, au point d’équilibre de l’émotion et de la virtuosité. Elle ombre son timbre de clarinette avec celui du basson, ces deux instruments discourant avec elle depuis la fosse. Son da capo, pianissimo, filato, arrête le temps.
La Suzanne de la soprano Hélène Carpentier (pour sa prise de rôle) apporte, du début à la fin, ses beaux fruits vocaux, son vibrato gourmand, son naturel confondant. Aussi noblement expressive que la Comtesse, elle va puiser dans les graves de sa voix longue, l’ampleur et l’aplomb de son personnage.
Le Chérubin de la mezzo-soprano Eléonore Pancrazi surgit et s'enfuit avec de grands gestes adolescents, chaotiques et sensuels. La voix, bien portée, comme en écharpe sur le cœur, incorpore du parler fougueux dans le chanter amoureux. Le timbre est de nougatine, le phrasé ample, le soutien stable, jusqu’à l’aigu. Un vibrato naturel se promène sur l’ensemble de sa voix longue, s’ouvre sur des soupirs et des silences, des phrasés qui, alternativement, inspirent et expirent.
La Marceline de la soprano Mireille Delunsch (prise de rôle également) joue du physique et de la psychologie dépeinte, non sans une once de méchanceté, par Suzanne. La voix est au départ fine, les aigus placés, puis s’enrobe d’un sucré acéré en même temps : “langue de belle-mère”, d’après les clichés, y compris vocaux, encore en vigueur aujourd’hui, et qui s’enroule à la liqueur douce-amère du pianoforte.
La Barberine de la soprano Amandine Ammirati (prise de rôle et débuts à Marseille) s’inscrit dans le sillage vocal de Suzanne, avec une fraîcheur et une pulpe vocale de vin sucré et pétillant.
Le premier Comte Almaviva et rôle in loco du baryton Jean-Sébastien Bou est porté avec vigueur et élégance. D’abord couvert par le dispositif scénique aux emboîtements feutrés, il réarme sa voix et déploie toute la résine sombre de sa partie. Il vernit chaque voyelle d’autorité, fait exploser les mots, qui composent et nuancent ses déclarations et ses méditations, après les avoir mâchés. Alors, il paraît entraîner la fosse dans son sillage énergétique de prédateur.
Le Figaro du baryton-basse canadien Robert Gleadow (habitué du rôle mais invité pour la première fois à l’Opéra de Marseille) allie stature altière et souple, regard perçant ou écarquillé, se mettant au diapason de sa voix, afin de lui apporter un noyau profond de chair, que le décor étoffé a tendance à absorber en buvard gourmand. Ses grands moments émotionnels : colère, raillerie, diatribe, jalousie, etc. sont, sinon, portés par une voix de stentor, du moins par celle d’un bateleur, qui fait rouler chaque consonne, jongler ses onomatopées et grossir ses voyelles comme une barbe à papa.
Le Bartolo de la basse Frédéric Caton correspond, corps et voix, à son personnage. Il se place à l’avant-scène – heureuse évidence de direction d’acteur – pour exprimer le monde d’avant. Depuis d’amples phrases, il respire avec la fosse qui double souvent sa partie, ajoute un peu de gravier à son timbre, dans le fortissimo. Il abat sans faiblir, dans le récitatif, son verbe rapide et opulent.
Le Basilio du ténor Raphaël Brémard, déjà distribué en 2019, claironne ses assertions de plaideur, ou les susurre mielleusement, avec les ressources de sa longueur de souffle et sa non moins longue silhouette de cinéma muet.
L’Antonio de la basse Renaud Delaigue est un géant de jardin, en tricot de peau Marcel, qui avance ses propos caillouteux jusque dans l’intérieur coquet de la chambre de la Comtesse.
Le Don Curzio du ténor Carl Ghazarossian est bien cet être improbable, juge-notaire-oiseleur, ce Papageno en nettement plus obscur, dont le bégaiement fait crépiter les sentences les plus perchées, depuis les barreaux élevés de son échelle.
La direction musicale de Michele Spotti révèle déjà sa proximité avec cette fosse. Son balancement latéral et vertical relève d’une agilité de tennisman. La tenue de la baguette est précise et altière, tandis que la main gauche distribue les entrées comme pour allumer des lampions. Il fait partir la phalange en une cavalcade feutrée. Chaque séquence est adaptée aux caractéristiques vocales des chanteurs et des ensembles, tous équilibrés vocalement – là où l’humanisme de Mozart s’exprime musicalement. Le Chœur de l’Opéra de Marseille (préparé par Florent Mayet), peu sollicité, hante cependant de sa voix collective et publique, le drame inspiré de Beaumarchais.
La folle journée s’achève dans la célébration des mille et une nuances que peut prendre l’amour, à en croire les applaudissements scandés du public, et da Ponte : « Seul l’amour pouvait conclure dans la joie ».