Elektra de Richard Strauss au Théâtre des Champs-Élysées

Électrique Elektra

Cornelius Meister et trois voix de silex nous invitent sous le plus brûlant des soleils archaïques.

Électrique Elektra

IL Y A DES BIJOUX QUI SCINTILLENT dans Elektra, ceux que fait tintinnabuler Klytämnestra comme les malades atteints de la lèpre agitent leurs crécelles. Car l’enjeu, ici, n’est pas l’amour et la mort, mais la mort, tout simplement. Autant la musique rutile et insinue dans Salome, le précédent opéra de Richard Strauss, autant elle assène, dans Elektra, une volonté simple et première : il s’agit de tuer la mère, d’abord, puis l’amant, c’est-à-dire ceux qui ont trahi le père, Agamemnon, parti faire la guerre à Troie, et l’ont assassiné à son retour.

Elektra, malgré la présence tardive d’Orest et d’Ägisth, est un opéra de femmes. Il y a d’abord les servantes, il y a surtout Elektra, Chrysothemis (les deux sœurs) et leur mère Klytämnestra. Richard Strauss continuera de réunir, plus tard, trois voix féminines. Mais autant celles du Rosenkavalier (« Le Chevalier à la rose ») et d’Ariadne auf Naxos (« Ariane à Naxos ») sont facilement identifiables, par leur couleur et leur caractère, autant les trois voix principales d’Elektra se doivent d’être volumineuses. Il faut qu’elles se définissent aussi par le timbre, bien sûr, et par leur matière même, pour dire la rage d’Elektra, la douceur de Chrysothemis, les cauchemars de Klytämnestra ; mais, qu’on le veuille ou non, pour franchir le barrage du colossal orchestre de Strauss, aussi raffiné soit-il dans la violence, il faut des voix qu’on entende.

Elektra comme un fruit mûr

Au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre du concert donné par le Staatsorchester de Stuttgart (attaché à l’Opéra de cette ville), Iréne Theorin interprète Elektra. Elle a le rôle dans le corps et dans la voix depuis longtemps, mais justement : si le personnage semble l’habiter, le chant n’y est plus tout à fait. Bien sûr, Elektra est rejetée dans les marges du palais, elle a perdu sa grâce de princesse, elle ne pense qu’à vengeance, elle n’est qu’obsession, sauvagerie ; il n’empêche : on aimerait chez Iréne Theorin un medium moins voilé dans sa première apparition, des aigus moins criés, plus d’effusion lorsqu’elle reconnaît Orest – monumental Paweł Konik, peut-être un peu trop Commandeur, là où on attendrait, au-delà du timbre de bronze, quelque chose comme un abandon.

Par contraste, Violeta Urmana a la voix plus fraîche qu’Iréne Theorin, malgré les mauvais rêves qui rendent le sommeil impossible à Klytämnestra. Il y a chez la mère moins de raucités que chez la fille, mais aussi une cruauté rentrée, des remords. Il existe des Klytämnestra plus caverneuses, mais Violeta Urmana chante, et c’est précieux. La scène qui réunit la sœur et la fille, d’abord debout, puis assises côte à côte devant l’orchestre (il s’agit d’une version de concert dans laquelle tout le monde sait son rôle par cœur et chante sans partition), est un moment de tension glaçante, avec des rires échangés comme des coups de rasoir : rien n’est pire que la haine avouée à demi-mot.

Ces murs qu’on fissure

Simone Schneider tire son épingle du jeu en Chrysothemis, même si on attendrait de sa part une voix à la fois plus transparente et plus ample, qui soit capable d’exprimer la tendresse au-delà des débordements de l’orchestre. Les rôles des servantes, dès la première scène, convainquent sans difficulté, par la différence des timbres ; on sent le travail de troupe, l’habitude d’être sur scène ensemble, et on apprécie en particulier les phrases frétillantes que lance avec gourmandise Clare Tunney (la Quatrième servante), comme si elle voulait fissurer de la voix les murs qui entourent le palais délabré des Atrides.

Matthias Klink est parfait en Ägisth forcément veule et geignard (dans la veine d’Hérode dans Salome), et l’orchestre est sombre et rutilant comme il se doit : tel délicat motif de cordes au moment où Elektra propose à Chrysothemis de tuer elles-mêmes leur mère, tel moelleux des cuivres à l’arrivée d’Orest participent des nombreux épisodes délicieux que nous réservent les instrumentistes, le tuba contrebasse et l’heckelphone (hautbois baryton) ajoutant à la couleur inquiétante de l’ensemble. Cornelius Meister veille à l’équilibre des plans et aux nuances, mais il est inévitable qu’une formation aussi imposante, dans les moments d’intensité, couvre les chanteuses les plus vaillantes, d’où cette impression d’exploit physique que revêt toujours une représentation d’Elektra.

Illustration : Iréne Theorin (photo : Jean-Philippe Raibaud)

Richard Strauss : Elektra. Avec Iréne Theorin (Elektra),Violeta Urmana (Klytämnestra), Simone Schneider (Chrysothemis), Matthias Klink (Ägisth), Paweł Konik (Orest), Catriona Smith (la Surveillante), Stine Marie Fischer (la Première servante), Ida Ränzlöv |(la Deuxième servante), Maria Theresa Ullrich (la Troisième servante), Clare Tunney (la Quatrième servante), Esther Dierkes (la Cinquième servante), Anna Matyuschenko (la Confidente), Lena Spohn (la Porteuse de traîne), Alexander Efanov (Un jeune serviteur), Daniel Kaleta (Un vieux serviteur), Sebastian Bollacher (le Précepteur d’Orest). Staatsorchester Stuttgart, dir. Cornelius Meister. Théâtre des Champs-Élysées, 29 avril 2024.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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