La Bohème mis en scène par Emmanuelle Bastet © Eric Bouloumié

La Bohème ou le recyclage onirique à Bordeaux

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Après le Requiem de Mozart mis en scène par Stéphane Braunchweig l’année dernière, l’Opéra national de Bordeaux présente en ce mois d’avril 2024 une nouvelle production de La Bohème confiée à Emmanuelle Bastet, selon le même principe de réutilisation du fonds de décors et de costumes de la maison. Au-delà de la démarche vertueuse, le spectacle se distingue par un onirisme poétique portée par la richesse expressive de la fosse sous la direction de Roberto Gonzalves.

Quand Emmanuel Hondré avait choisi le Requiem pour sa première production « zéro achat » de son mandat à l’Opéra de Bordeaux, le titre n’était sans doute pas sans écho symbolique avec le principe de réutilisation du fonds de décors et de costumes provenant des productions de la maison. Dans cette mise en application de principes écologiques et économiques qui retrouve, en un certain sens, certains des avantages du système de répertoire sur lequel le constant appétit de nouveautés scénographiques avait jeté un épais voile de poussière dans les dernières décennies, le dénuement de la jeunesse artiste de Murger et Puccini prend le relais du cycle de la vie célébré par la messe des morts de Mozart.

La Bohème mis en scène par Emmanuelle Bastet © Eric Bouloumié

Mais la contrainte matérielle n’interdit pas la créativité – ou du moins l’habileté – poétique de la lecture de La Bohème proposée par Emmanuelle Bastet. Fidèle à ses intentions résumées de manière quasi exhaustive dans le programme de salle, la metteure en scène française fait évoluer au fil des quatre actes l’épure réaliste vers une évocation plus onirique, avec une fluidité de fondu enchaîné dans le passage d’un lieu à l’autre qui tient aussi de la grammaire du souvenir, avec les lumières d’une évidente sensibilité modulées par François Thouret. Le fond de la mansarde estudiantine – meublée d’un seul canapé, d’un réfrigérateur vide et d’un long tuyau de poêle traversant les étages – se lève sur la chamarre du café Momus, dont le bar à l’arrière-scène rappelle celui de La Traviata revisited. Après l’entracte, la Barrière d’Enfer où Mimi erre dans le froid à la recherche de Marcello ne retient de la zone qu’un no man’s lands dépouillé, plongé dans la nuit d’hiver, tandis que le panneau mural et le pilier de soutènement se penchent dans l’intimité d’une chambre où le réel triste devient aussi bancal qu’un rêve douloureux.

La Bohème mis en scène par Emmanuelle Bastet © Eric Bouloumié

Fidèle au livret, mais sans servilité temporelle ou historique – que ce dernier d’ailleurs, comme reconstitution de la mémoire, n’a pas –, ce tableau mouvant de La Bohème est mis en valeur par Roberto Gonzalez-Monjas, applaudi dans cette même fosse du Grand-Théâtre l’année dernier dans le Requiem. Plutôt que de céder à la facilité des sentiments, sa direction musicale fait chatoyer toutes les ressources expressives de la partition, avec presque une sorte d’exhaustivité jusqu’à la moindre inflexion harmonique ou instrumentale qui serait démonstrative si elle ne s’attachait pas à la cohérence dramatique, voire cinématographique, de la mosaïque de couleurs et de thèmes tissée par l’art de Puccini, plus subtil que son immédiate efficacité le laisserait accroire.

La Bohème mis en scène par Emmanuelle Bastet © Eric Bouloumié

Dernière lauréate du concours Operalia, Juliana Grigoryan laisse épanouir l’intensité amoureuse de Mimi dans une évidente séduction vocale, avec un soprano souple et homogène auquel répond l’impulsivité – jalouse au moins autant que juvénile – de Rodolfo assumée sans réserve par Arturo Chacon-Cruz. Thomas Dollié constraste par un Marcello à l’intonation plus sombre qui reflète les tortures sentimentales du personnage. Thimothée Varon et Goderdzi Janelidze campent l’aplomb plus insouciant de Schaunard et Colline. Francesca Pia Vitale fait affleurer la sincérité de Musetta sous les minauderies de la coquette, qu’elle n’accuse pas inutilement. La pleutrerie de Benoît est résumée par Marc Labonnette, tandis que l’ensemble des apparitions secondaires au café Momus sont confiées aux membres du Choeur de l’Opéra de Bordeaux, préparé par Salvatore Caputo et auquel se joignent, autour de Parpignol, les enfants de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine. Une Bohème aussi intemporelle qu’ancrée dans les ressources locales.

Gilles Charlassier

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