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Le Castellucci-Requiem poursuit son tour du monde : Bâle

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Bâle. Theater Basel. 20-IV-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Requiem KV. 626. Compléments : Christus factus est (anonyme) ; Maurerische Trauermusik KV 477 ; Miserere Mei du Kyrie KV 90 ; Ne Pulvis et cinis Anhang 122 ; Solfeggio n°2 KV 393 ; Amen (fragment) ; Quis te comprehendat KV Anhang 110 ; O Gotteslamm KV 343 ; Antiphon In Paradisum. Mise en scène, scénographie, costumes, lumière : Romeo Castellucci. Álfheiuður Erla Guðmundsdóttir, soprano ; Jasmin Etezadzadeh, mezzo-soprano ; Ronan Caillet, ténor ; André Morsch, basse ; Eugen Vonder Mühll, enfant chanteur. Chœur (chef de choeur : Michale Clark) et Sinfonieorchester Basel, direction : Ivor Bolton

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Cinq ans après, le choc est encore total. Même avec une équipe musicale entièrement renouvelée, le Requiem de Mozart que Romeo Castellucci avait mis en scène au festival d'Aix-en-Provence avec la complicité de Raphaël Pichon est en passe de se classer au firmament des productions lyriques.


« Ce spectacle n'avait pu voir le jour que parce que c'était Pygmalion », avait-on entendu à Aix en 2019. L'investissement tant musical que physique hors-normes demandé par le metteur en scène italien au chœur du requiem le plus aimé de l'histoire de la Musique, et réalisé jusqu'au don de soi par chacun des membres de l'ensemble fondé par Raphaël Pichon, cochait toutes les cases d'un événement festivalier, destiné à rester dans le souvenir de ceux qui allait pouvoir dire : « J'y étais. » Or, l'on apprend, à Bâle, que ce que l'on est aujourd'hui très tenté de titrer, à l'instar de Fellini-Roma ou Fellini-Satyricon, Castellucci-Requiem, a entamé un petit tour du monde (Australie, Espagne, Belgique, Italie) avec d'autres chefs, et même d'autres chœurs. Le jeu des coproductions ne devrait pas s'arrêter là, qui destine ce spectacle à haute teneur universaliste (et accessoirement la réalisation la plus accessible de son auteur) à être vu par le plus grand nombre, ce qui n'est pas sans augurer d'un nouvel espoir pour un monde toujours tenté par le mal.

C'est cette fois au tour du Theater Basel (une de ces maisons d'opéra dont le spectateur sort généralement plus intelligent qu'il n'y est entré) de prouver qu'une vie est possible sans Pygmalion pour le Castelluci-Requiem. remplace Raphaël Pichon, veillant comme le lait sur le feu un plateau débordant de sens et d'images-chocs. On retrouve la savante arche musicale élaborée par Raphaël Pichon autour des différents numéros du chant du cygne de Mozart : des versions chantées de la Maurerische Trauermusik et de l'Adagio sublime de la Gran Partita, un Solfeggio d'une perfection ourlée par , de la KnabenKantorei de Bâle… Fruitée et lumineuse, , gracieux et concerné, , ténébreux et émouvant, dans la sombre parodie Ne pulvis et cinis de Thamos, évidente et prenante, n'ont rien à envier aux solistes aixois.


Mais c'est le choeur-maison, moins globalement juvénile que Pygmalion, et d'une vocalité plus opératique, qui est le point de mire de la production.. Des répétitions étalées sur une pleine année ont abouti à une infiltration sans couture du groupe de onze danseurs invités sur le plateau. Les chorégraphies sophistiquées des danses folkloriques qui ont pu surprendre à Aix (danser sur un requiem !) sont de fait le coup de génie de ce Castellucci-Requiem : danser pendant qu'il est encore temps… ou, comme dans un roman de Kamel Daoud dont le héros écrivait pour retarder l'action de la Camarde sur les habitants de tout un village, danser pour conjurer la mort. D'abord le Dies Irae amuse puis galvanise, plus loin l'on ne voudrait ne jamais voir s'arrêter le Domine Jesu Christe dont l'incarnat écarlate s'inscrira pour longtemps dans les mémoires. On franchirait bien une nouvelle fois le quatrième mur que Bâle avait abattu pour Intolleranza et Einstein on the beach

Ode à la Vie, le Castellucci-Requiem est aussi un défi pour l'équipe technique :  plutôt que d'ergoter quant à la fébrilité perceptible d'un soir de première (d'une série de onze représentations), on préférera saluer l'investissement corps et âmes des forces-maison (de la direction, à la petite fille qui reçoit sur la tête les huiles polychromes de l'onction castellucienne) qui ont transformé un rêve de papier vertigineux en une réalisation visionnaire intemporelle.

On retrouve à l'identique la ligne claire du dispositif : derrière l'antichambre ténébreux de la mort, la boîte immaculée, maculée, puis lacérée. On retrouve cette fois dans le prodigieux séisme final la verticalité contemporaine d'une toile de maître dont l'encrage, à chaque fois renouvelé, garde les hiéroglyphes des actions d'un spectacle envoyé dans le néant.

On redécouvre intacte la dramaturgie débordante de sens qui, partie de la mort d'une vieille dame solitaire, élargit son champ de vision sur la mort de notre monde, et même du spectateur laissé au final face à sa propre finitude. Le compte à rebours (façon le bouleversant Monde d'hier de Stefan Zweig) de L'Atlas des Grandes Extinctions (du trilobite au Theater Basel, ce dernier ayant remplacé le Théâtre de l'Archevêché : frisson garanti !) est projeté en fond de scène avec une rigueur métronomique que rien ne semble devoir freiner. On note au passage la grande similitude de racines dans les mots projetés cinq ans plus tôt à Aix et ceux affichés cette fois en allemand.


Prémonitoire (il fut, quelques mois après la création aixoise, l'accompagnant providentiel des confinements successifs), le Castellucci-Requiem dit aussi, par la bouche du bébé kubrickien en chair et en gestes désordonnés déposé après la Grande Extinction sur la lisière du décor dévasté que, de la vieille dame du prologue à ses rajeunissements successifs, la vie continuera. On quitte donc le Theater Basel armé de la certitude qu'après être même parvenu à proposer la possibilité d'une réponse à l'angoisse existentielle numéro un des êtres humains, le Castellucci-Requiem pourrait devenir le compagnon idéal de leur vie. Car, plus encore qu'à la nouvelle de Francis Scott Fitzgerald (L'Etrange histoire de Benjamin Button), c'est à celle de Georges Langelaan (Récession), que semble s'être aussi abreuvé, laquelle se concluait par ces mots troublants : La Mort n'est qu'une récession.

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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Bâle. Theater Basel. 20-IV-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Requiem KV. 626. Compléments : Christus factus est (anonyme) ; Maurerische Trauermusik KV 477 ; Miserere Mei du Kyrie KV 90 ; Ne Pulvis et cinis Anhang 122 ; Solfeggio n°2 KV 393 ; Amen (fragment) ; Quis te comprehendat KV Anhang 110 ; O Gotteslamm KV 343 ; Antiphon In Paradisum. Mise en scène, scénographie, costumes, lumière : Romeo Castellucci. Álfheiuður Erla Guðmundsdóttir, soprano ; Jasmin Etezadzadeh, mezzo-soprano ; Ronan Caillet, ténor ; André Morsch, basse ; Eugen Vonder Mühll, enfant chanteur. Chœur (chef de choeur : Michale Clark) et Sinfonieorchester Basel, direction : Ivor Bolton

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