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Le Lac d’argent de Kurt Weill à Nancy : un théâtre de l’absurde à message politique

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Nancy. Opéra national de Lorraine. 16-IV-2024. Kurt Weill (1900-1950) : Der Silbersee (Le Lac d’argent), pièce en musique en trois actes sur un livret de Georg Kaiser. Mise en scène : Ersan Mondtag, reprise par Fanny Gilbert-Collet. Décors : Ersan Mondtag. Costumes : Josa Marx. Lumières : Rainer Casper. Dramaturgie : Till Briegleb et Piet De Volder. Traduction du texte parlé : Ruth Orthmann. Avec : Joël Terrin, Séverin ; Benny Claessens, Olim ; James Kryshak, l’Agent de la loterie / le Baron Laur ; Ava Dodd et Anne-Élodie Sorlin, Fennimore ; Nicola Beller Carbone, Madame von Luber ; Inna Jeskova et Séverine Maquaire, des Vendeuses ; Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim et Ill Ju Lee, de jeunes Hommes ; Yanis Bouferrache, le Docteur / le gros Gendarme / le Directeur artistique. Chœur de l’Opéra national de Lorraine (Chef de chœur : Guillaume Fauchère), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, direction : Gaetano Lo Coco.

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Dans une mise en scène délirante et haute en couleurs, défendue par une troupe et une direction orchestrale convaincues, le rare Lac d'argent de prouve enfin sa viabilité scénique.

En dépit de la musique entraînante de , Le Lac d'argent est une œuvre difficile à présenter sur scène. Même Calixto Bieito y avait échoué à Mannheim. Les numéros musicaux semblent plaqués assez artificiellement sur la pièce de théâtre pléthorique de Georg Kaiser qui en constitue la trame. De plus, cette fable improbable aux sous-entendus sociaux et politiques reste assez confuse dans son propos et sa finalité. Le policier Olim a tiré sur le prolétaire Séverin affamé qui venait de voler un ananas. Pris de remords et gagnant opportunément à la loterie, il rachète le château de Silbersee et y recueille Séverin pour sa convalescence sans lui révéler sa véritable identité. Ce dernier, déprimé et obnubilé par son désir de vengeance, n'a que faire de cette amitié nouvelle, d'autant que la gouvernante Mme von Luber (en réalité l'ancienne propriétaire désargentée du château) attise leur antagonisme. Elle finira par récupérer sa propriété en l'extorquant et en chassera Olim et Séverin enfin réconciliés qui, résolus à se noyer ensemble dans le Lac d'Argent, le trouveront miraculeusement gelé. « Vous n'êtes pas encore libérés de l'obligation de vivre » conclut le chœur. Le devoir de résistance aux forces adverses s'impose.

Créée en 2021 à l'Opéra des Flandres et reprise à Nancy par Fanny Gilbert-Collet, la mise en scène et scénographie d' opte pour une mise en abyme. Nous sommes en 2033 et nous assistons aux répétitions du Lac d'argent à l'occasion du centenaire de sa création. À l'époque, l'arrivée au pouvoir des nazis interdit l'œuvre après la seizième représentation et s'exila rapidement en France puis aux États-Unis. Cette fois encore, la montée du totalitarisme perturbe le travail ; des échos de manifestations opposées à l'œuvre parviennent jusqu'en scène et certains s'interrogent sur l'imprudence à présenter un tel brûlot. Le metteur en scène Olim est tout aussi indécis et changeant dans ses choix. Après un début chez les miséreux aux allures de mutants (conséquence de la pollution ?), les voleurs d'ananas prennent l'aspect de combattants de Daesh. Le décor remarquable et impressionnant du château au second acte présente grâce au plateau rotatif, côté face un temple égyptien, dont les énormes caryatides figurent Jésus, Saint Sébastien, Ping et Liu (allusion à Turandot de Puccini ?), un aviateur et un « Li » à tête de nounours, et côté pile un manoir gothique digne du Bal des Vampires.


Tout aussi hétéroclites, les costumes de Josa Marx passent de l'Égypte antique à l'iconographie des saints chrétiens en passant par la Chine des mandarins ou un personnel soignant robotisé. Et Séverin fortement érotisé et souvent dénudé, met en exergue les connotations homosexuelles de son « amitié » avec Olim, en rappel des persécutions de la communauté LGBT par le nazisme. Les longs dialogues originaux ont été raccourcis et traduits en français mais l'allemand reste de mise pour les numéros musicaux. Sans grande logique, il réapparaît parfois dans les échanges verbaux avec quelques répliques en anglais. D'une rare richesse visuelle et d'une exceptionnelle précision de mise en place, ce spectacle loufoque confine donc à l'absurde. Les messages politiques s'en trouvent cependant édulcorés et la toute fin, qui voit Olim et Séverin allongés main dans la main, reste ouverte ; sont-ils morts ou seulement endormis alors que plane une ombre menaçante ?

Pivot de la mise en scène, dans le rôle parlé d'Olim fait preuve d'une énergie et d'une faconde impressionnantes malgré une fatigue perceptible. Présent en scène quasi constamment, il s'autorise des digressions pas toujours du meilleur goût et parfois inutilement longuettes, au deuxième acte notamment. En Séverin, fait face à cette tornade avec un remarquable aplomb tant scénique en objet sexuel désiré que vocal avec un timbre de baryton clair et brillant et une diction parfaite, fruit de sa pratique de la mélodie. Le ténor apporte présence théâtrale et ampleur vocale à sa double incarnation de l'Agent de la loterie et du Baron Laur tandis que se montre parfaitement cassante en Madame von Luber à l'accent parlé délicieux. Pour la femme de chambre Fennimore, c'est une double incarnation qui a été curieusement choisie, ce qui ne facilite pas la compréhension. La comédienne Anne-Élodie Sorlin assure avec talent la partie parlée ainsi que les intermèdes façon cabaret durant les précipités tandis que la soprano se charge des parties chantées d'une voix un peu pointue. Enfin, le comédien Yanis Bouferrache réussit à différencier avec relief ses triples rôles du Docteur, du Gendarme et du Directeur artistique.

Inna Jeskova et Séverine Maquaire en vendeuses, Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim et Ill Ju Lee en jeunes hommes, artistes tous issus du , complètent avec brio et efficacité la distribution. Le reste du chœur commente depuis les coulisses avec poésie et douceur. Le jeune chef considère que Kurt Weill est injustement sous-estimé. Après avoir dirigé d'autres œuvres du compositeur, il défend avec conviction et énergie cette partition protéiforme aux multiples influences allant du cabaret au grand opéra. Il en révèle les rythmes variés (tango, valse, polka, marche funèbre comique…) et les couleurs fortement boisées. L' y répond avec une homogénéité et une vivacité parfaites, des timbres succulents et une trompette solo au lyrisme prenant. C'est donc un vif succès public qui est venu saluer l'ensemble des protagonistes de la production.

Crédits photographiques : (Olim), (Séverin) / Yanis Bouferrache (le Docteur),  (Séverin), (Madame von Luber), (Fennimore 1),  (Olim), Anne-Élodie Sorlin (Fennimore 2) /  (Fennimore 1), Joël Terrin (Séverin) © Jean-Louis Fernandez

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Nancy. Opéra national de Lorraine. 16-IV-2024. Kurt Weill (1900-1950) : Der Silbersee (Le Lac d’argent), pièce en musique en trois actes sur un livret de Georg Kaiser. Mise en scène : Ersan Mondtag, reprise par Fanny Gilbert-Collet. Décors : Ersan Mondtag. Costumes : Josa Marx. Lumières : Rainer Casper. Dramaturgie : Till Briegleb et Piet De Volder. Traduction du texte parlé : Ruth Orthmann. Avec : Joël Terrin, Séverin ; Benny Claessens, Olim ; James Kryshak, l’Agent de la loterie / le Baron Laur ; Ava Dodd et Anne-Élodie Sorlin, Fennimore ; Nicola Beller Carbone, Madame von Luber ; Inna Jeskova et Séverine Maquaire, des Vendeuses ; Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim et Ill Ju Lee, de jeunes Hommes ; Yanis Bouferrache, le Docteur / le gros Gendarme / le Directeur artistique. Chœur de l’Opéra national de Lorraine (Chef de chœur : Guillaume Fauchère), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, direction : Gaetano Lo Coco.

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