Christian Thielemann, maître d’œuvre à Dresde d’une “Femme sans ombre” historique

- Publié le 4 avril 2024 à 09:32
Prenant appui sur un plateau sans faille et une mise en scène au relief subtil, le chef allemand exalte l’ésotérique profusion de l’ouvrage avec une maîtrise, une hauteur de vue qui feront date.                                                                                                                                                               
La Femme sans ombre de Strauss

Pour sa dernière production au Semperoper, après douze années comme Chefdirigent de la vénérable Staatskapelle, Christian Thielemann aura choisi l’opéra de Richard Strauss le plus saturé de symboles, le plus large de spectre et, tout bien considéré, le plus exigeant.

Une organique juste mesure

Le principal mérite du metteur en scène David Bösch est de traiter avec une rigueur organique, sans simplisme ni surcharge, le redoutable écheveau de signes élaboré dans la douleur (de 1911 à 1917) par le compositeur et Hugo von Hofmannsthal. Les dualités féérie/naturalisme, spiritualité/matérialité sont rendues avec un sens de la mesure qui rend constamment lisibles la progression tortueuse du drame et, plus crucial encore, le cheminement intérieur de l’Impératrice, de l’Empereur, de la Teinturière et de Barak.

La scénographie de Patrick Bannwart et les costumes de Moana Stemberger sont en adéquation parfaite avec la direction d’acteurs : contrastes et fluidité s’alimentent mutuellement dans une plasticité souvent astucieuse, exempte d’effets tape-à l’œil. On leur sait notamment gré, dans les scènes se déroulant chez le couple prolétaire, de traiter le trivial sans tomber dans le sordide, avec, çà et là, une touche d’humour bienvenue. Les surimpressions (tantôt mouvantes tantôt fixes) défilant en toile de fond apportent, elles, un contrepoint visuel aux leitmotive qui participent de la complexité de l’œuvre.

L’aplomb vocal règne

La Femme sans ombre, pour être viable, doit voir cinq de ses rôles – la Nourrice s’ajoutant aux quatre précités – confiés à des solistes de premier plan. Cet impératif la réserve aux maisons de rang mondial, et le récent triomphe de la production toulousaine apparaît bien comme l’exception qui confirme la règle.

S’il chante un peu bas et semble sur la réserve  dans l’entrée en scène de l’Empereur, Eric Cutler fend définitivement l’armure à partir de la meurtrière scène de la Fauconnerie (acte II), sans rien céder en rigueur de ligne et de phrasé. Camilla Nylund, dont l’appropriation des emplois dramatiques ne cesse d’éblouir, rayonne en Impératrice par la lumière du timbre comme par l’intelligence du mot. Le bagage mozartien qui l’accompagne aux actes I et II prend rétroactivement tout son sens, tout son relief dans le Sprechgesang de la Pétrification (acte III) où ses râles d’animal blessé font courir parmi le public un frisson de stupeur, presque de malaise.

Bête de scène s’il en est, Evelyn Herlitzius campe une Nourrice sans guère d’équivalent aujourd’hui. Renonçant à tout histrionisme vocal, son incarnation tire sa force d’un arsenal expressif utilisé avec une précision d’horloger, où la manipulation porte des masques sans cesse changeants. Il a beau avoir en mémoire son Elektra du tandem Chéreau/Salonen, l’auditeur reçoit dans un mélange de trouble et de sidération les assauts de cet inquiétant qui-vive.

Si Miina-Liisa Värelä laisse, en Teinturière, percevoir moins d’abattage que l’an passé à Baden Baden sous la baguette de Kirill Petrenko, c’est que l’assise, la discipline, l’égalité d’émission qu’obtient d’elle Christian Thielemann la libèrent et lui font déployer une gamme plus subtile de nuances et d’accents, entre érotisme  et déchirement. Idéal par sa bonhomie point trop rustaude, le Barak d’Oleksandr Pushniak, dont  le grain rappelle par instants celui de Theo Adam, conserve avec la Teinturière, jusqu’au seuil du happy end, le même ambivalent rapport d’intimité et de distance. Calibré au millimètre sur la Nourrice, le Messager des Esprits d’Andreas Bauer Kanabas parachève la cohérence du plateau.

Le maître du temps

Les défis auxquels La Femme sans ombre expose le chef tiennent en grande partie au caractère non seulement profus mais également composite de son écriture. Christian Thielemann, qui vit avec l’ouvrage depuis l’adolescence, en restitue aujourd’hui mieux que personne la dimension de mosaïque. Là où Petrenko, à la tête des Berliner Philharmoniker, mettait clairement l’accent sur la densité harmonique et l’impact sonore, au risque parfois d’une forme de saturation, Thielemann garde la luxuriance sous contrôle et apporte aux chanteurs bien plus qu’un soutien de haut vol : fort d’une Staatskapelle dont l’atavique réactivité magnifie la grâce (violoncelle de Sebastian Fritsch dans la scène de la Fauconnerie, violon de Matthias Wollong dans celle du Temple…) il fixe les repères, ménage les espaces grâce auxquels chaque soliste trouve de quoi respirer avec naturel – rejoignant ainsi l’artisanat rigoureux mais ô combien émancipateur et inspirant d’un Karl Böhm, d’un Wolfgang Sawallisch. Il pare enfin les interludes d’une intériorité qui fait disparaître les coutures du drame, évite par son allant et sa fermeté le piège si tentant d’un onirisme effréné et arpente le troisième acte en un crescendo tenu de main de maître, au terme duquel chaque voix parvient dans un état de fraîcheur inespéré.

Christian Thielemann retrouvera-t-il au Staatsoper de Berlin conditions aussi favorables ? L’avenir seul le dira.

La Femme sans ombre de Richard Strauss. Dresde, Semperoper, le 30 mars.

                                                                     

                                    

Diapason