On attendait impatiemment cette nouvelle production bâloise du Couronnement de Poppée signée Christoph Marthaler et dirigée par Laurence Cummings. Elle s’inscrit parfaitement dans la veine du mémorable Freischütz de la saison dernière et plus loin encore de La Grande-Duchesse de Gerolstein, c’est-à-dire dans une redoutable satire politique. Ici, Marthaler frappe encore plus fort et se livre comme rarement sur ses craintes géopolitiques. Sous une couche d’humour absolument glaçante, faite de cadavres trainés sur le plateau venant interrompre la musique, d’écoutes aux portes façon vaudeville ou ex-RDA, de portes qui claquent quand Drusilla clame son innocence, d’une mise à mort signée sans attention particulière au milieu d'une scène d'explication amoureuse, affleure un monde où la loi du plus fort s’allie à une Realpolitik sans pitié.

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Le Couronnement de Poppée au Theater Basel
© Ingo Höhn

On y voit aussi des caisses de munitions à n’en plus finir, entreposées par des dames de l’administration fasciste à talons hauts, comme on recevrait du courrier ; un globe terrestre descendu des cintres, bombe atomique en attente ou citation du Dictateur, et occasion d’une mémorable suspension musicale… Sans bien sûr dévoiler le prodigieux finale de cette lecture qui verra triompher l’absolutisme et le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, c’est aussi tout Machiavel qui est exposé, où la fin justifie les moyens dans un impeccable jeu de pouvoir.

Pour cadre de cette lecture, l’inégalable Anna Viebrock a pensé un espace administratif aseptisé aux limites du carcéral inspiré de la Casa del Fascio à Côme et de l’École des Amériques au Panama, où quand fascisme italien et formation contre-insurrectionnelle américaine se côtoient. Partant de là, le pari est simple, radical, prodigieux : faire de l’œuvre certainement la plus sensuelle de toute l’histoire de l’opéra un manifeste d’ascétisme, d’austérité, d’aridité, aux confins de l’innommable.

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Le Couronnement de Poppée au Theater Basel
© Ingo Höhn

Aux sources multiples, incertaines voire apocryphes de l’ouvrage, Marthaler répond par ses habituels inserts et interruptions, autant de cailloux dans le rouage dramatique et musical (et donc politique). Un lied pour soprano de Schönberg vient durcir de son atonalité lyrique et de ses suraigus le personnage de Poppée au climax de sa machination. Le merveilleux Graham F. Valentine en nourrice et/ou double d’Octavie (personnage inventé) lui déclame son « mortel ennui », sur un texte de Gainsbourg, façon d’illustrer l’usure de l’amour par le pouvoir. Liliane Benini en Edda Mussolini assène des fragments bellicistes du poète décadentiste et nationaliste Gabriele d’Annunzio (« … viva la nostra guerra, viva l’Italia »). Dans ce contexte, la séquence qui voit Laurence Cummings, le chef d’orchestre himself, monter sur une scène déserte pour chanter une sérénade allemande à une porte entrouverte au balcon, arrive comme un souffle rare et bienvenu de douceur, dans un monde stérilisé de toute poésie.

Car musicalement aussi, le pari est osé et voit Cummings à la tête de La Cetra Barockorchester Basel freiner des quatre fers toute forme de lyrisme pour nous livrer une version à l’os de l’œuvre de Monteverdi qui, si elle ne passerait pas un premier tour dans une écoute discographique à l’aveugle, trouve son entière justification dans ce projet théâtral. Le continuo et les récitatifs au clavecin, élégants mais omniprésents, laissent peu de place aux déploiements lyriques des cordes et des bois. Et pourtant, leurs rares apparitions font frémir l’auditoire. Les arias, marque de fabrique et invention de cette dernière œuvre du père de l’opéra, sont toujours sensibles mais réduites à peau de chagrin. Cette austérité sert une théâtralité évidente lorsque, par exemple, un clavecin tempétueux vient soutenir la colère d’Octavie face à Othon.

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Le Couronnement de Poppée au Theater Basel
© Ingo Höhn

Les chanteurs s’alignent eux aussi sur un tel projet, comme Kerstin Avemo en Poppée, exceptionnelle comédienne avec sa froideur implacable et ses coloratures à fleur de peau et du bout de la voix. Le timbre clair et rond d’Owen Willetts crée un personnage attachant et ses « Poppea » du bout des lèvres nous fendent le cœur. Comme dans le Freischütz, Rosemary Hardy émeut lorsqu’elle reprend a cappella le long présage de mort reçu par Sénèque. Anne Sofie von Otter (Octavie) est juste de bout en bout de son mezzo affecté aux nuances par moments extrêmement riches. Elle campe une figure de reine en deuil dès le début et délaissée par le jeune Néron de Jake Arditti, aussi impétueux, colérique et engagé qu’à Aix-en-Provence en 2022. Après le succès de cette production aixoise, le Theater Basel livre une lecture tout aussi mémorable de l'œuvre de Monteverdi, qui nous marquera finalement par un fort sentiment d’intranquillité.


Le voyage de Romain a été pris en charge par le Theater Basel.

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