Chroniques

par katy oberlé

Amerika | Amérique
opéra de Roman Haubenstock-Ramati

Opernhaus, Zurich
- 9 mars 2024
À Zurich, Sebastian Baumgarten met en scène AMERIKA d’Haubenstock-Ramati
© herwig prammer

Cette tournée de fin d’hiver avance par petits sauts de puce. Après avoir roulé à peine cent minutes depuis mon domicile – en empruntant le côté allemand parce que la Schwarzwald on ne s’en lasse pas ! –, ce furent deux soirées lyriques à Bâle [lire nos chroniques de Carmen et de L’incoronazione di Poppea]. Et ce matin, c’est encore plus bref : le parcours compte un quart d’heure de moins entre la capitale culturelle de la Suisse et le centre financier du pays où entendre deux ouvrages nettement plus rares. Et, pour commencer, Amerika, que je découvre ici, à l’Opernhaus de Zurich.

De quoi s’agit-il ? De tout premier roman de Franz Kafka, Amerika, oder Der Verschollene (L’Amérique ou Le disparu), écrit juste avant la début de la Grande Guerre puis abandonné, jusqu’à sa publication trois ans après la disparition de l’écrivain pragois, par les soins de Max Brod. La prose kafkaïenne stimule l’imaginaire des compositeurs d’opéra, depuis Ein Landarzt d’Hans Werner Henze jusqu’à Moi singe de Januibe Tejera (2017) d’après le récit Un rapport pour une académie (Ein Bericht für eine Akademie) [lire notre chronique du 24 avril 2020], en passant par Der Prozess de Gottfried von Einem (1953) [lire notre chronique du 14 août 2018] Das Schloß d’Aribert Reimann (1992), In the Penal Colony de Philipp Glass (2000) d’après le conte La colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie) [lire notre chronique du 2 février 2009] et La métamorphose de Michaël Levinas (2011) conçu d’après le bref roman homonyme, Die Verwandlung, qui est aussi le texte le plus célèbre de l’auteur bohémien de langue allemande (1883-1924) [lire notre chronique du 7 mars 2011]. La production de Kafka a aussi suscité de nombreuses créations en dehors du domaine de l’opéra, mais là, la liste serait bien trop longue.

Né en 1919 à Tonie, village polonais qui serait douze ans plus tard intégré à la banlieue de Cracovie, Roman Haubenstock-Ramati n’est pas des compositeurs les plus connus de sa génération [lire notre chronique d’Alone I]. Parti pour l’Ukraine soviétique à l’âge de vingt, pour fuir, avec ses parents, l’occupant nazi, le jeune musicien tombe dans les griffes des autorités russes : parce qu’il maîtrise la langue allemande, le voilà soupçonné d’espionnage pour l’ennemi, ce qui lui vaut la déportation en Sibérie, au camp de Tomsk. Finalement amnistié, il gagne Jaffa (Palestine) en 1941 où il reste six ans. Il retourne en Pologne où il travaille en tant que compositeur mais aussi journaliste dans le domaine de la musique et chroniqueur à la radio de Cracovie (1947-1950). Puis Haubenstock-Ramati repart pour Israël et enseigne au jeune conservatoire de Tel Aviv. Tout en y maintenant son activité de pédagogue, l’artiste accepte de nombreuses tâches dans toute l’Europe et en particulier à Vienne où il s’installera, en définitive, alors employé par Universal. C’est là qu’il s’éteint, le 3 mars 1994.

Parmi les événements qui jalonnent le parcours du compositeur, il y a la première, à la Deutsche Oper de Berlin, en 1966, d’Amerika (1962-64), qui fait un si grand scandale que la série de représentations est annulée après deux soirs. Pourquoi ? Parce qu’Haubenstock-Ramati donnait un grand coup de pied dans les traditions de l’opéra, trois ans avant son compatriote Penderecki (Die Teufel von Loudun, 1969), mais aussi parce que la source littéraire, c’est-à-dire les mésaventures du pauvre Karl Rossmann parti pour le Nouveau Monde, n’a pas plu. Il faut dire que cet anti-héros, puni par sa famille suite à la faute commise avec la soubrette de la maisonnée, brutalement balloté au gré de sa naïveté pathologique par les acteurs d’un univers qui lui échappe, n’attire aucune sympathie. Il ne semble pas loin d’être idiot, parfois, sans provoquer la compassion. Mais est-il vraiment le sujet de l’œuvre ? Le sujet, c’est la vilénie de la société moderne dans laquelle Kafka ne sut pas vivre lui-même. Si l’on s’attache à cet aspect, Amerika devient vraiment passionnant.

Musicalement, le public est absorbé dans une trame intrigante comme un bruissement, avant que les proclamations, déclamations, enfin que le chant, finalement rare dans la partition, le rire, le cri, etc., livrent le texte et précisent les personnages. Les percussions sont omniprésentes et les discours se superposent, ce qui ne les rend pas toujours facile à suivre – Raphael Paciorek et Oleg Surgutschow sont les magiciens de ce petit miracle. Mais dans l’ensemble, l’aventure expérimentale d’Amerika est très stimulante, comme un incroyable labyrinthe de plusieurs sources sonores. Durant un peu moins de deux heures, sans entracte, on entend les chanteurs mais aussi tout une armada diffusée par une cinquantaine de haut-parleurs, au fil de vingt-cinq séquences dont la succession ne s’embête pas à suivre le plan du roman.

D’abord prévue pour 2020, la production zurichoise ne put être menée à bien, empêchée par le Covid-19. Mais tout est bien qui finit bien, puisqu’elle vient maintenant célébrer le trentième anniversaire de la disparition du compositeur et les cent ans de celle de Kafka. Dans l’espace toujours changeant de la scénographe Christina Schmitt, qui a également réalisé les costumes du spectacles, Sebastian Baumgarten [lire notre chronique de Tannhäuser] réussit à créer l’immensité nécessaire à accueillir le destin adverse du jeune Karl. Une douzaine de danseurs (Pouria Abbasi, Yvonne Barthel, Natalie Bury, Kemal Dempster, Theodor Diedenhofen, Steven Forster, Evelyn Angela Gugolz, Michaela Kvet, Elisa Pinos Serrano, Solomon Quaynoo, Anna Virkkunen et Oriana Zeoli) vient donner à sa mise en scène un geste qui l’enlève adroitement, chorégraphié par Takao Baba. Les lieux et les ambiances sont habilement évoqués par les vidéos de Robi Voigt. Le résultat est parfaitement efficace.

Une autre particularité de l’ouvrage est de distribuer les interprètes dans plusieurs rôles. Deux personnages ne voient pas leur artiste incarner quelqu’un d’autre. D’abord le principal, Karl, qui est confié au ténor puissant de Paul Curievici qui endosse le regard de l’imbécile avec une conviction qu’il préserve de la caricature [lire nos chroniques de Street scene, A midsummer night's dream, Tristan und Isolde, Parsifal, Le joueur et Le Grand Macabre]. La composition dramatique est remarquable et la performance vocale plutôt bluffante. L’autre rôle à unique attribution est celui de la pathétique Brunelda, diva déchue qui s’amourache d’un sans-abri, qu’endosse l’excellente Allison Cook, aguerrie à ce répertoire [lire nos chroniques de Quartett et de L’enigma di Lea].

Sans détailler, saluons l’ensemble du cast pour la tenue vocale luxueuse qui est offerte à Amerika : le mezzo-soprano Irène Friedli [lire notre chronique de Trois sœurs], le baryton-basse généreux de Ruben Drole [lire nos chroniques de Giulio Cesare in Egitto et de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna], le baryton Georg Festl pour la qualité de son phrasé [lire notre chronique de Saint François d’Assise], la basse Robert Pomakov, très projetée, enfin le soprano charismatique de Mojca Erdmann qui donne aux parties de Therese et de Klara leurs lettres de noblesses [lire nos chroniques de Dionysos, Deuxième de Mahler, Der Rosenkavalier et Cantai un tempo]. À la tête du Philharmonia Zürich, le chef Gabriel Feltz mène résolument l’affaire et triomphe de ce redoutable Amerika [lire notre chronique d’Intolleranza 1960].

KO