En sortant de l’Opéra-Comique, on avait une étrange impression de déjà-vu : il y a un an, le Théâtre des Champs-Élysées avait déjà associé deux ouvrages brefs de Stravinsky et Poulenc, sur le papier une bonne idée, aboutissant en réalité à une production déséquilibrée. Le même sentiment domine pour ce spectacle qui réunit à nouveau Stravinsky – son ballet Pulcinella (1920) – et Ravel – son opéra L'Heure espagnole (1911).

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Pulcinella à l'Opéra-Comique
© S. Brion

On comprend que le directeur de l’Opéra-Comique ait craint que la soirée ne soit trop courte avec le seul Ravel, et que le chef d’orchestre Louis Langrée ait trouvé judicieux de confronter « l’orchestre économe de Stravinsky et la sophistication et la poésie de Ravel qui transcendent un vaudeville truculent ». Mais c’est L’Heure espagnole qui va emporter le match.

Musicalement, en effet, il n’y a pas grand-chose de commun entre le ballet néo-classique de Stravinsky, pastiche paresseux de baroque italien et la formidable farce conçue par Franc-Nohain et Ravel. On avoue ne pas beaucoup aimer ce Stravinsky-là, et ce n’est pas la prestation pour le moins chaotique d’un Orchestre des Champs-Élysées qui aura mis quelques longues minutes à se ressaisir qui nous aura fait changer d’avis. Quant au Pulcinella dégingandé d’Oscar Salomonsson et à ses comparses danseurs, ils s’inscrivent avec élégance dans la chorégraphie toute en délicate virtuosité de Clairemarie Osta. Le public applaudit poliment, sans doute impatient de passer à la suite.

La seconde partie de soirée va, elle, s’avérer une complète réussite. Dans la fosse d’abord, on va retrouver un Orchestre des Champs-Élysées beaucoup plus à son affaire chez Ravel que dans les acidités stravinskiennes. Louis Langrée tire de son orchestre « les sonorités humoristiques, les accords faux, les harmonies extravagantes, pour provoquer le rire » qu’y entendait Alfred Bruneau lors de la création de L’Heure espagnole dans cette même salle le 19 mai 1911.

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L'Heure espagnole à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Ravel se défoule manifestement au contact de cette comédie très olé olé de Franc-Nohain, qui dérègle toutes les horloges de la bienséance. La Concepción de Stéphanie d’Oustrac va faire tourner successivement en bourrique les quatre hommes dont elle attend ou redoute les faveurs. Son mari, Torquemada, l'horloger de Tolède, ne pourrait trouver meilleur interprète qu'un Philippe Talbot en très grande forme. Quant au muletier Ramiro, magnifiquement incarné par Jean-Sébastien Bou, il va se retrouver déménageur de circonstance, à devoir monter et descendre des horloges plus comtoises qu'espagnoles au gré des fantasmes de la maîtresse des lieux.

Dans le rôle du vieil ami de la famille, le banquier Don Iñigo Gomez, Nicolas Cavallier met dans sa voix de basse tout le libidineux de sa prétention à séduire la belle sur-le-champ. Mais l’épouse frivole n’en tient que pour un jeune poète, plus inspiré par les mots que par la chose, impuissant à assouvir le désir brûlant de son hôtesse : dans ce personnage de Gonzalve, Benoît Rameau déçoit un peu par une voix qui manque d'éclat et de projection. La grande triomphatrice de cette fine équipe est, on pouvait s'en douter dès son entrée, l'inénarrable Stéphanie d'Oustrac, éblouissante dans le chanter-parler requis par Ravel. Sa Concepción devra se résigner, à son corps défendant (c'est le cas de le dire), à ne pouvoir profiter de l'absence de son mari et succomber aux plaisirs de la chair avec un amant digne de ce nom.

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L'Heure espagnole à l'Opéra-Comique
© S. Brion

La réussite et la séduction de ce spectacle viennent aussi de ce que ni le metteur en scène Guillaume Gallienne, ni Sylvie Olivé (décors), ni Olivier Bériot (costumes) ni John Torres (lumières) n’ont voulu « revisiter », imposer une vision contemporaine, des deux ouvrages. On est plutôt devant une reconstitution de l’esprit de légèreté et de doux délires qui animait le Paris des années folles. Un seul et même décor – un escalier en colimaçon – au centre de la scène unit les deux ouvrages, permettant à Guillaume Gallienne de « passer d’un paysage méridional, nu et ensoleillé pour le ballet à une partie architecturée évoquant le mécanisme horloger » et de nous entraîner sur les traces des meilleurs Feydeau, avec, dans Ravel, d’irrésistibles tableaux qui déclencheront les rires d’un public aux anges. Cette trop brève Heure espagnole restera l'une des grandes réussites de l'ère Langrée à l'Opéra-Comique.

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