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A Liège, un Falstaff cynique, au Royaume désuni

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 3-III-2024 . Giuseppe Verdi (1813-1901) : Falstaff, comédie lyrique en trois actes sur un livret d’Arrigo Boïto, d’après les pièces « Les joyeuses commères de Windsor » et « Henry IV » de William Shakespeare. En coproduction avec la Fundazione Teatro Regio di Pärma. Mise en scène : Jacopo Spirei. Décors : Nikolaus Webern. Costumes : Silvia Aymonino. Lumières : Fiammetta Baldisserri. Avec : Pietro Spagnoli : Sir John Falstaff; Carolina Lopez-Moreno : Mrs Alice Ford; Marianna Pizzolato : Mistress Quickly; Marie-Andrée Bouchard-Lesieur : Mrs Meg Page; Simone Piazzola : Ford; Francesca Benitez : Nannetta; Giulio Pelligra : Fenton; Patrick Bolleire : Pistola; Pierre Derhet : Bardolfo; Alexandr Marev ; Caïus. Avec la participation du Mosa Ballet School. Choeurs de l’Opéra, direction Denis Segond. Orchestre de l’opéra Royal de Liège, Giampaolo Bisanti, direction musicale générale.

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Malgré son tropisme avéré pour l'opéra italien, l'Opéra royal de Wallonie-Liège n'avait plus représenté Falstaff depuis 2009. L'ultime chef-d'œuvre verdien est de retour sur la scène mosane avec cette coproduction en provenance de Parme.

On le sait : en guise de conclusion à son imposant catalogue opératique, Verdi revenait, avec la complicité d'Arrigo Boïto pour le livret, à la pure comédie sous l'égide shakespearienne et croquait, par le truchement de Sir John Falstaff et de son univers, sous les dehors hagards de burlesques situations, les travers moqueurs, arrivistes, voire cruels et cyniques de l'âme humaine. Le metteur  en scène entend jouer sur l'ambivalence du propos et défend une conception proche de celle d'un Carlo Maria Giulini – illustrée au disque comme à la scène voici quarante ans : les situations sont franchement comiques, là ou les personnages ne le sont pas nécessairement. A la scène presque grotesque du prosaïque panier à linge clôturant le deuxième acte, répondent les noires réflexions du « héros malgré lui » misanthrope maudissant l'humanité entière au dernier lever de rideau. Et s'il y a rire même au fil de la virevoltante fugue vocale finale, la moralité résonne, selon Spirei, aussi tel un sardonique Memento mori. La virtuosité de la mise en place – par la rapidité d'action ou par la fébrilité millimétrée du plateau- est au rendez-vous, tout en respectant, au gré de l'adaptation contemporaine proposée, les didascalies du livret. Le metteur en scène peut compter sur un formidable travail d'équipe pour appuyer cette conception plus ambiguë qu'à l'accoutumée. L'imagination est au rendez-vous au gré d'une transposition actuelle de l'action, croquant codes, clichés, et phobies de notre société contemporaine : les fantasques décors signés sont splendidement valorisés par les éclairages incisifs de Fiammetta Baldisserri.


Un Union Jack flétri et délavé, en guise d'infortuné rideau de scène, se lève bon gré mal gré au hasard de ses replis sur une arrière-salle d'auberge vieillotte et poussiéreuse : référence oblique à un « Royaume désuni », au « cœur de l'Angleterre », à la façon des romans tendrement ironiques de Jonathan Coe. La comédie est donc ré-envisagée sous l'angle contemporain, dans une atmosphère de joyeuse déglingue post-Brexit : un portrait d'Elisabeth II sera subrepticement remplacé par celui de Charles III au début du troisième acte, témoignage prégnant des malheurs de ce temps. C'est d'ailleurs depuis son ordinateur portable que Sir John imagine sa double et  flamboyante lettre d'amour adressée tant à Meg qu'à Alice devant des Pistola ou Bardolfo médusés et en état de clochardisation avancée. Plus rien n'est d'équerre dans ce monde en pleine déconfiture : les planchers sont obliques et pentus, les sièges s'écroulent sous le poids de l'obèse Sir John. La place centrale – dès le second tableau du premier acte – aux perspectives infinies d'un Windsor de pacotille, théâtre de tous les ressorts tragi-comiques de l'action, est bordée de bicoques biscornues, penchant dangereusement : on en devine le lustre passé, tel que l'illustre l'intérieur victorien de la demeure des Ford. La poésie nocturne s'invite artificiellement à l'ultime tableau, où l'ensemble du décor s'élève dans les airs par le truchement des poulies et des cordes, pour laisser place à un environnement silvestre en parfait toc envahi par une armada de déguisés aux aspects  de lémures menaçants.


Les costumes de renforcent cette sensation par une certaine outrance caricaturale : aux looks jeunes et délibérément post-grunge de Nannetta ou de Fenton, répondent ceux, plus variés, des joyeuses commères : de la bourgeoise flamboyante et sexy Mrs Ford, à Meg Page, femme au foyer faussement sage, en passant par l'extravagante et délibérément vulgaire  entremetteuse Mrs Quickly. Ford, synthèse du parfait caméléon social, passera ainsi du bourgeois col blanc cravaté à la tenue décontractée ordinaire très middleclass, au fil de l'action et des pièges tendus à Falstaff.

Si donc le spectacle maintient une indiscutable cohérence scénique et dramaturgique, la distribution vocale nous a semblé par contre quelque peu inégale. , plus connu pour ses incarnations mozartiennes et interprète belcantiste italien a étendu plus récemment son répertoire vers les rôles bouffes verdiens, tels Fra Melitone dans la Forza del Destino, ou précisément Falstaff. Il en a incontestablement la présence scénique, la prestance dramatique et l'illusion comique – jusqu'à l'usage caricatural de la voix de tête -, mais malgré une tessiture idoine, le timbre nous semble un rien trop clair et lustral, eu égard à celui des champions du rôle, plus authentiquement sombres barytons-basses : l'abattage un rien cabotin n'est pas tout à fait au rendez-vous, probablement en accord avec les partis-pris psychologiques du metteur en scène. Certes, il évite le piège du surlignage, mais toute l'imposante tirade L'Onore! Ladri! en devient par trop lisse dans son énumération. Bien plus probant d'amertume désolée et de fatigue morale s'avère le monologue Mondo Ladro au dernier acte.

Face à lui, , au timbre mordoré et homogène et au parfait legato impose un Ford sanguin : un rien monolithique au premier acte en pater familias courroucé, il assure avec une souveraine malléabilité les ambiguïtés du personnage, au gré des  travestissements – tant vestimentaires que vocaux – imposés par l'action.
Le ténor , habitué de la scène liégeoise, impose sa voix claire et ses aigus brillants (mais parfois un rien gercés dans les forte) en juvénile Fenton, auquel il donne un insigne relief :  son Dal Labbro il canto à l'acte III  s'avère une authentique leçon de style et de chant.

Les rôles féminins nous ont semblé distribués avec un bonheur plus incertain.
que nous avions appréciée sur la même scène en Adriana Lecouvreur l'an dernier, et malgré une prestance indéniable nous a semblé en retrait vocalement : certes, elle campe avec conviction  cette bourgeoise revancharde et vénéneuse mais le volume sonore n'est pas ce jour au rendez-vous, et sa voix est vite noyée dans la masse au fil des ensembles, entre autres au climax du troisième acte et dans la si joviale fugue finale.

La mezzo-soprano , très fine musicienne au répertoire vaste, plus souvent centré sur le belcanto rossinien, s'impose en Mistress Quickly dans un irrésistible registre bouffe « en creux », entre provocation et cynisme, avec toute l'impudeur ostentatoire qu'on attend pour la parfaite incarnation de cette diabolique entremetteuse : la maîtrise du timbre est parfaite sur toute l'étendue de la tessiture, même dans la raucité un rien gutturale de son grave.

C'est toutefois la Nannetta de Frencesca Benitez d'une piquante verdeur et d'une svelte fraîcheur vocale qui rallie nos suffrages, à la fois par sa suavité timbrique en totale adéquation avec ce rôle et par son indiscutable présence scénique.
En revanche, dans le difficile rôle de Mrs Meg Page, demeure un peu trop en retrait par un relatif manque de caractérisation vocale.

Les rôles secondaires masculins sont distribués à quelques habitués de la scène liégeoise : on applaudira les habiles et talentueuses compositions des Belges , imposante basse, Pistola d'une félonne bouffonnerie, et , ténor élégant en Bardolfo vindicatif. , en Caïus, probe mais un rien timoré et prudent, s'avère en léger retrait, eu égard à sa flamboyante prestation en chasseur dans la récente Rusalka mosane.

Les chœurs, préparés par , se montrent excellents d'implication et de verve pour leur brève mais déterminante intervention au dernier tableau. Il convient, enfin, de souligner, une fois de plus, l'exaltante et virevoltante direction générale de , d'une précision diabolique, d'une énergie très galbée, et d'une totale maîtrise stylistique. Que ce soient par la coruscante petite harmonie – notamment au fil des monologues de Falstaff – ou par des cordes graves vrombissantes – entre autres au tout début du troisième acte, l'orchestre de la maison, décidément en plein essor, rend ainsi justice à la géniale partition par une implication de tous les instants  et par un sens retrouvé de la couleur sonore.

Crédits photographiques :  © ORW-Liège/J.Berger

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