Chroniques

par françois cavaillès

The Exterminating Angel | L’ange exterminateur
opéra de Thomas Adès

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 3 mars 2024
Création française de l'opéra de Thomas Adès, "The Exterminating Angel"...
© agathe poupeney | opéra national de paris

« Bêêêêêêêêêê... » dit un garçon tenant des ballons en forme de moutons. La fosse n’en est pourtant pas encore à s’accorder, en pleine lumière. Après Powder her face et The Tempest [lire nos chroniques des productions de Margaret Williams et de Tom Cairns], le troisième opéra de Thomas Adès, The Exterminating Angel, fait, par cette ficelle de théâtre étudiant – dévoiler au public des personnages en situation de jeu avant les trois coups – une entrée cocasse au répertoire de l’Opéra national de Paris. Les cloches sonnent, le temps pour un domestique de prendre les jouets du petit, puis pour les deux de sortir, et très vite éclatent, comme roches sous-jacentes au prologue, une dispute, la colère, des sursauts à travers le grand orchestre... Valet et majordome d’abord, servantes ensuite, enfin serveur et cuisinier se houspillent ou s’entraînent à l’avant-scène, à fort débit et avec grande concision. Voici déjà servie la chair de cet opéra (créé durant l’édition 2016 du Salzburger Festspiele), dans une salle à manger bourgeoise, immaculée et à peine meublée, relecture de celle montrée par Luis Buñuel dans son film de 1962, El ángel exterminador, qui inspira le compositeur et Tom Cairns, son co-librettiste. Au proscenium de ce singulier dramma giacoso moderne s’agglutinent les invités, en face des spectateurs, dans la pose d’un groupe délirant qui parfois chante à tue-tête, hors tessiture, en un semblant de chœur désordonné. Très curieuses présentations, confuses et spectaculaires aux lueurs vives des robes de soirée réalisée par Ingo Krügler, de ceux qui constitueront l’unité de l’étrange fête... Sous l’effet des ondes Martenot, tenues par Nathalie Forget, la scène du toast est faite et peu après refaite, dans le clair esprit foutraque de Buñuel. Dans l’ambiance confondante, la course alarmée des employés de maison se déroule derrière la nouvelle pose des fêtards, qui jetteront vite leur manteau à terre. À travers la parade de ces animaux humains, la première grande transition musicale est, heureusement, richement savoureuse.

La table est mise, mais les convives lui tournent le dos, en rangée contre les murs. L’atmosphère de monde à l’envers ne favorise guère les prouesses vocales classiques. Dans une brève parodie de valse viennoise, le chef, Adès en personne, fait montre de vivacité et de précision, juste avant le patatras d’un grand plat cuisiné sur scène et l’instant de silence conséquent, ponctué par la vocalise renversante des soprani. À l’ironique trait d’esprit proféré à table répond un formidable roulement des cors, contrebassons et cordes comme autant de percussions. « Strange things are happening » (Il se passe des choses bizarres) : la phrase a le goût de l’évidence. Non moins déconcerté, le public peut s’amuser de la violence de la maîtresse de maison, prise d’une colère géniale, avant le grand ralentissement des chants, à commencer par la romance de Leticia, la cantatrice du dîner, et l’échange patelin des fiancés Beatriz et Eduardo, accompagnés par le seul piano. Plus âgé et moins naturel, un autre couple apparaît, formé par la cancéreuse Leonora qui roucoule pour son soignant, le docteur Conde. Les petites déviances croissent un peu partout au fil des attouchements, chacun se pâmant pour appeler Leticia à chanter. Dans l’excitation générale comme dans le précédent exposé des névroses brille Silvia, la jeune veuve. La qualité parodique du livret et la finesse de la direction mettent en valeur l’originalité de la partition, bien servie par tout le plateau – ainsi l’ornementation dans le chant érotisé du Colonel Álvaro pour traduire l’ivresse du questionnement à son amante, moins passionné qu’existentiel : « Why is nobody leaving? » (Pourquoi est-ce que personne ne part ?). Manteaux aux patères, invités revenus de leurs piques humoristiques, la ronde des numéros reprend. Danse aguicheuse de Lucía pour son mari, berceuse touchante des fiancés, avec les acrobaties mélodieuses du galant Eduardo auprès de Beatriz la languissante, et cinq heures retentissent à l’horloge en puissantes vibrations, légèrement funèbres.

Dans un interlude guerrier que marquent des bris de vaisselle s’ouvre l’Acte II, avec le redressement sensible de la situation des captifs de ce mystère pas si incroyable selon la mise en scène efficace de Calixto Bieito. Le volume orchestral augmente jusqu’aux limites de la saturation. D’abord debout sur une table, Leticia est portée en triomphe dans un joli vent de liberté collective. Avant le réveil de ce possible rêve, le motif de l’ange exterminateur conclut en belle coulée la chaîne mélodique en un surprenant interlude. Au petit matin, une mélopée de trompette accompagne l’interrogation « What the hell is happening? » (Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ?). Puis l’excellente conversation lyrique annoncée par les ondes Martinot passe par le récitatif clair et naturel de Silvia, pliée en deux par la folie, contre la bouderie de la cantatrice, avant les interventions de Leonora, de Conde, etc. Le drame s’obscurcit, traversé d’une merveilleuse exclamation de Leticia dans le suraigu, puis d’une habanera cahoteuse, en bonne intelligence avec la pianiste Blanca tout d’abord, avec l’audacieux Francisco, aussi combatif que sa sœur Silvia. Portée par un grandiose accent orchestral, l’ironie atteint un sommet, à voir Lucia folle à se jeter par terre à l’idée de retenir son monde pour le petit-déjeuner. Fins acteurs, les chanteurs osent tout, libérant furie et désespoir dans un terrible esprit potache. L’orchestre est encore plus captivant. L’hystérie pointe à travers la fugue paniquée qu’appuie le comte Raúl. Le théâtre lyrique prend toutes les directions dans d’incroyables contrastes. Comateux, Russell se relève… pour s’écrouler raide mort ! Gorgé de fantaisie, l’acte s’achève dans l’incroyable gigue du trio des sorcières et la poussée grandissante à défaire les tabous.

Plus tragique et impulsif, avec l’impeccable renfort du Chœur maison dirigé par Ching-Lien Wu, le troisième acte voit des personnages faire voler les planches du décor, fidèles au serment d’intransigeance de Buñuel. Le lyrisme recule au profit de la pochade délirante et hypercontrastée. L’impression de maîtrise musicale se fortifie en suivant simplement le cours, même scabreux, de la dérive en groupe. Enfin, au fond de l’unique décor d’Anna-Sofia Kirsch, attaqué par ces prisonniers rebelles, les portes laissent filer la lumière du jour (Reinhard Traub). Le Padre Sansо́n et l’enfant Yoli, fils de Silvia, amorcent l’Épilogue, moins inoubliable qu’au cinéma en une musique au semblant poussif, disloqué, puis grave, bouillonnant. Le retour au point de départ frappe les consciences, notamment sous l’apparence d’un tableau religieux. Un mouvement de tournette plus tard et le cadre accueille les mêmes images qu’au Prologue, autour de l’enfant. Le chœur liturgique et des cloches comme en transe, les cris saturés de l’enfant retrouvant sa mère et le rythme étouffant du final, tout disparaît sous un lourd couvercle posé de main ferme par Thomas Adès.

Aux valeureux solistes groupés à l’avant-scène – le baryton fluide d’Andres Cascante, sous la toque de Pablo, le bel élan du soprano Ilanah Lobel-Torres en soubrette Meni, le chant de sirène du soprano Jacquelyn Stucker et son jeu de vamp allumeuse pour la marquise Lucía, hôtesse de la réception, la puissance et la rectitude du ténor Nicky Spence en Edmundo, hôte et maître de cérémonie, la basse séduisante de Thomas Faulkner en majordome Julio, la Leonora d’Hilary Summers, le charme condensé de la basse Clive Bayley en Conde, le grand souffle du soprano Claudia Boyle en Silvia, l’Álvaro au chant érotisé du baryton Jarrett Ott, le ténor Filipe Manu (Eduardo) et le soprano Amina Edris dans le petit rôle de Beatriz, la coloratura habilede Gloria Tronel en Leticia, l’agile mezzo de Christine Rice en Blanca, le ténor fascinant de Frédéric Antoun en comte Raúl, le Sansо́n du baryton Régis Mengus, l’énergique Roc du baryton-basse Paul Gay et le large ambitus de son confrère Philippe Sly en Russell, enfin le contreténor Anthony Roth Costanzo, Francisco à la fois doux et hilarant dans son air des cuillères – revient l’ultime geste scénique de tenir bon, silencieusement devant la foule étonnée, une dernière pose aussi longue que dans un défi de faluchards. Bravo !

FC