The Exterminator Angel de Thomas Adès à l’Opéra Bastille

Ange exterminateur, ange radieux

Thomas Adès dirige avec éclat son propre opéra que Calixto Bieito fait basculer du souper mondain au cauchemar débridé.

Ange exterminateur, ange radieux

UNE MODE QUI N’EST PLUS TOUT À FAIT NOUVELLE consiste, depuis quelques années, à faire de films plus ou moins marquants des partitions lyriques. Thomas Adès et son librettiste Tom Cairns ont eu l’idée de choisir le célèbre et flamboyant Ange exterminateur (El ángel exterminador) de Luis Buñuel, sorti en 1962 sur les écrans. Un choix tout à fait approprié, non seulement par la sourde violence qui l’habite, mais aussi par le lieu où il se déroule : un appartement. Transformer ce film en un huis clos, par le biais d’une transposition théâtrale, était donc chose prometteuse.

Énigmatique, l’opéra (créé lors du Festival de Salzbourg 2016) l’est autant que le film. Il s’agit, en un mot, d’une soirée qui tourne mal. Le marquis de Nobile et sa femme convient à souper quelques amis à l’issue d’une représentation de Lucia di Lammermoor. La chanteuse qui vient d’interpréter le rôle-titre fait partie des invités, le chef d’orchestre aussi. Oui mais voilà, les domestiques, agités de troubles pressentiment, quittent la maison (sauf un), et les invités, quand vient l’heure de partir, ne parviennent pas à franchir le seuil. La nuit passée, ils se rendent compte qu’il n’y a plus rien à boire ni à manger, qu’ils sont en réalité seuls au monde, et que des forces mystérieuses les empêchent de partir. Au fil des heures qui passent, certains crèvent des canalisations pour boire de l’eau, d’autres deviennent fous. Peu à peu vient l’idée d’un sacrifice, donc d’un bouc émissaire, qui pourrait libérer ce petit monde du sortilège…

De la place pour le chant

Conçu en trois actes mais donné sans entracte, l’opéra de Thomas Adès donne l’impression d’un très vaste ensemble, tous les personnages restant présents sur la scène du début à la fin, un peu à l’image de Gianni Schicchi de Puccini. De cette trame serrée se détachent plusieurs airs, notamment pour les voix féminines, ainsi que des ensembles réduits (duos, trios) qui apportent de la variété à une partition à laquelle on peut reprocher d’atteindre trop vite le paroxysme, alors qu’on attendrait qu’elle ménage une inexorable progression dans l’angoisse (mais l’idée de répéter la première scène est brillante, comme s’il s’agissait précisément d’une répétition). Il n’est pas si fréquent, de nos jours, qu’un compositeur ose ainsi donner sa chance au chant, d’autant que Thomas Adès prend soin de varier les accompagnements : l’air de Leonora (très beau contralto d’Hilary Summers), ainsi, est d’abord accompagné par la seule guitare. La berceuse de Silvia (Claudia Boyle) et les airs de Leticia, la cantatrice (Gloria Tronel), et de Blanca (Christine Rice) sont eux aussi de beaux moments de lyrisme, de même que le duo amoureux de Beatriz et Eduardo (Ilanah Lobel-Torres et Filipe Manu).

Thomas Adès est lui-même dans la fosse, Gustavo Dudamel ayant fui, comme on sait, l’Opéra de Paris à l’image d’un personnage de L’Ange exterminateur. On peut imaginer qu’il rend le mieux possible ce qu’il a voulu, aussi bien les martèlements des tambours que les moments sur le fil du son, quelques allusions à La Chauve-Souris ou à La Valse de Ravel venant se glisser dans un tissu musical magistralement tissé. Le compositeur Adès ne charge pas trop son orchestre (malgré la présence un peu obsédante de l’onde Martenot), signe qu’il prend soin des voix, d’autant que celles-ci sont bien distribuées (par le compositeur lui-même et au sein de l’équipe réunie à l’Opéra Bastille) : on a cité la voix grave de Leonora, mais le registre aigu de Silvia et le suraigu écorchant (mais juste) de Leticia permettent, avec le mezzo de Blanca, un bref trio trépidant de belle facture.

De la place pour le sang

Les voix masculines sont elles aussi bien différenciées, du ténor (le Marquis, chanté par Nicky Spence) au contre-ténor (Francisco, ici Anthony Roth Costanzo) en passant par les nombreuses voix de baryton et de basse : le Colonel (Jarrett Ott), Señor Russell (Philippe Sly), le chef d’orchestre Alberto Roc (Paul Gay), le Docteur (Clive Bayley), ou encore Julio (Thomas Faulkner), le seul domestique qui ne fuit pas. On accordera une mention particulière à Frédéric Antoun (le Comte Raúl), qu’on n’a pas toujours vu ni entendu aussi à l’aise.

Le spectacle de Calixto Bieito est d’une relative sobriété. Il est situé dans un salon d’une blancheur éclatante où les vêtements, les chaises, les fleurs, le sang se détachent un peu comme le font les airs et les ensembles dans la partition. Il ne va pas de soi de faire évoluer pendant deux heures un ensemble de chanteurs qui ne quittent jamais la scène, mais Bieito dessine les personnages avec intelligence et, plus que la partition, les fait progresser crescendo dans la folie : si la Marquise (Jacquelyn Stucker) se déchaîne, c’est qu’elle a de bonnes raisons de constater la déraison qui s’empare de son salon et d’y plonger à son tour avec une joie mauvaise. On sait gré au metteur en scène de n’avoir pas choisi la navrante facilité qui aurait consisté à projeter des extraits du film de Buñuel ou d’un film spécialement tourné pour l’occasion. Il n’y a ici aucun écran, tout n’est que théâtre, le chœur, perché dans les hauteurs du second balcon, contribuant à l’impression d’étouffement qui naît du spectacle.

Quand l’opéra se termine, on se dit qu’il ne nous reste plus qu’à aller souper entre amis. En espérant que tout se passe pour le mieux.

Illustration : Quand la folie les guette... (photo Agathe Poupeney/OnP)

Thomas Adès : The Exterminating Angel. Avec Jacquelyn Stucker (Lucía de Nobile), Gloria Tronel (Leticia), Hilary Summers (Leonora), Claudia Boyle (Silvia), Christine Rice (Blanca), Ilanah Lobel-Torres (Beatriz, voix de Meni), Nicky Spence (Edmundo de Nobile), Frédéric Antoun (le Comte Raúl), Jarrett Ott (le Colonel), Anthony Roth Costanzo (Francisco), Filipe Manu (Eduardo), Philippe Sly (Señor Russell), Paul Gay (Alberto), Clive Bayley (le Docteur), Thomas Faulkner (Julio, Butler), Julien Henric (Lucas, le Valet), Nicholas Jones (Enrique, le Serveur), Andres Cascante (Pablo, le Cuisinier), Bethany Horak-Hallett (la Serveuse), Régis Mengus (le Père Sansón), Arthur Hamonic (le petit Yoli). Mise en scène : Calixto Bieito ; décors : Anna-Sofia Kirsch ; costumes : Ingo Krügler ; lumières : Reinhard Traub. Chœur (dir. Ching-Lien Wu) et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Thomas Adès. Opéra Bastille, 6 mars 2024. Représentations suivantes : 9, 13, 17 et 23 mars.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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