A Bâle, le Couronnement de Poppée… et de Marthaler

- Publié le 4 mars 2024 à 16:13
Christoph Marthaler livre une vision décapante mais diablement convaincante du chef-d'œuvre de Monterverdi, servie par une distribution excellente sous la direction de haut vol de Laurence Cummings
L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Si les Parisiens se souviennent de Christoph Marthaler pour ses relectures décapantes de La traviata (2007), Katia Kabanova (2004) ou encore Wozzeck (2008/2017), il est pour les Bâlois un metteur en scène  familiers. Depuis 1986, il a conçu pour leurs diverses scènes quelques-uns de ses spectacles les plus marquants, dont un récent Freischütz déconstruit en 2022 et une Grande-Duchesse de Gerolstein d’anthologie (2009). Transfigurée par Anne Sofie von Otter et Hervé Niquet, la partition d’Offenbach faisait alors place à Bach, Handel et alii, pour mieux dénoncer l’éternelle monstruosité de la soldatesque et de ses dévastations. Marthaler semblait avoir touché aux cimes de son art théâtral si singulier, où la répétition et l’absurde mettent en évidence le sens insoupçonné de monuments mille fois visités. Avec cette Poppea très attendue, il atteint un nouveau sommet : inespéré !

Une fois encore, il reprend livret et partition, qu’il coupe astucieusement pour mieux les truffer de savoureuses citations, tant déclamées (D’Annunzio, Gainsbourg) que chantées (empruntant à Monteverdi, Ludwig Senfl et même à un lied d’Arnold Schönberg, Herzgewächse, joliment arrangé pour les instruments anciens). Comme souvent, cette dramaturgie revisitée s’inscrit dans un décor unique : une architecture monumentale inspirée par deux bâtiments lourds de symboles, l’un du fascisme italien (La Casa del Fascio à Côme), l’autre associé aux dictatures sud-américaines (L’Escuela de las Americas en Géorgie). Cette Poppea abandonne donc la Rome antique pour mieux souligner l’universalité de son sujet : l’abandon cynique aux pires appétits ne mène qu’à l’anéantissement.

Premier cadavre

Parlant et chantant en italien, français et allemand, porté par une direction d’acteur réglée au cordeau, tout le spectacle est soumis à une rigoureuse construction, trépidante et limpide. Les références mythologiques sont évacuées. La Sinfonia d’ouverture vénitienne s’interrompt brusquement pour laisser passer le premier cadavre du spectacle (et ils seront nombreux à sortir des caves et des bureaux de cet effrayant « palais des totalitarismes ») : celui d’Amour, ensanglanté et revêtu de son arc. Point de prologue, donc : les dieux sont morts ! Les hommes et les femmes s’emploieront seuls à se manipuler et se détruire les uns les autres. La scène finale introduit une morale imprévue et paradoxale. A l’issue du célèbre duo « Pur ti miro », tout le plateau a expiré. Sauf Poppée, accompagnée hors de scène par Edda Mussolini : un personnage parlant, traversant et éclairant tout l’opéra (rappelons qu’après avoir été l’icône du fascisme, la fille du Duce connut une fin de vie paisible et retirée à Rome en 1975).

Ce propos dense est magistralement servi par une distribution homogène. Marthaler retrouve son interprète d’élection, qu’il avait déjà convoquée pour ses Contes d’Hoffmann madrilènes de 2014, puis encore à Bâle, en 2015, pour son Isoldes Abendbrot (un « ovni théâtral » conçu et taillé sur mesure pour elle). Pour Anne Sofie von Otter, L’Incoronazione est une œuvre familière : elle a joué Néron dans la production de Minkowski et Grüber d’Aix-en-Provence (2000), mais aussi Octavie dans celle de Jacobs et McVicar, après l’avoir chantée pour Gardiner (1993). Malgré le poids sensible des ans (elle serait plutôt Agrippine qu’Octavie, mère plutôt qu’épouse de Néron), en tragédienne accomplie, elle demeure une impératrice aussi fulminante que poignante : ses deux lamenti résonneront longtemps dans nos mémoires.

Moment d’apesanteur

Autour d’elle, Kerstin Avemo est une Poppée débutante mais furieusement charmeuse et insidieuse, tandis que Jake Arditti campe un Néron habité. Porté par la grâce, Stuart Jackson offre la plus belle Arnalta qu’il ait chantée à ce jour : sa berceuse est un pur moment d’apesanteur et de poésie. Acteur truculent, Graham Valentine, aborde en diseur et en français le personnage de Nutrice, tout en le colorant d’une mélancolie touchante. Les membres de la troupe de l’Opéra de Bâle tiennent non moins remarquablement leurs rôles. Une mention particulière à la Drusilla charmeuse d’Álfheiður Guðmundsdóttir, que Marthaler dépeint aussi inquiétante que manipulatrice, entre chemise noire et robe à fleurs. Une autre au vétéran, Andrew Murphy, qui grâce à quelques octaviations et coupures bienvenues, devient un Sénèque impressionnant jusque dans sa mort, pourtant suspendue par l’entracte.

Enfin, soulignons l’excellent travail accompli par les instrumentistes de La Cetra, placés sous la direction scrupuleuse de Laurence Cummings (qui fait entendre à deux reprises sa belle voix de ténor dans de subtiles répliques). Cinq archets et deux cornets font face à sept formidables continuistes (réalisations aux contrepoints savoureux, basses d’archets traités avec économie). C’est l’ultime paradoxe de cette production enthousiasmante : elle réussit à allier une interprétation musicalement informée et une création théâtrale aussi passionnante qu’innovante.

L’incoronazione di Poppea de Monteverdi. Théâtre de Bâle, le 3 mars. représentations jusqu’au 23 mai. 

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