A l’Opéra de Paris, “The Exterminating Angel“ de Thomas Adès fait sensation

- Publié le 1 mars 2024 à 10:52
Un spectacle dont on se souviendra longtemps : grâce à la mise en scène délirante de Calixto Bieito, grâce à un plateau vocal flamboyant et possédé, grâce à la direction musicale du compositeur, qui guide d’une main de fer les forces de l’Opéra dans les méandres de sa géniale partition.
The Exterminating Angel de Thomas Adès

A Salzbourg en 2016, quand L’Ange exterminateur fut créé, on était sorti envoûté par les sortilèges musicaux que distille Thomas Adès, en se disant qu’une matière dramatique aussi riche méritait un spectacle un peu plus ambitieux que celui, efficace mais simplement loyal, de Tom Cairns – également signataire du livret, d’après le film éponyme réalisé en 1962 par Luis Buñuel. A Paris, Calixto Bieito exauce nos vœux – et va même au-delà.

Fortes têtes

Rappel des faits : après une soirée à l’Opéra, une assemblée d’aristocrates et de grands-bourgeois se retrouve à souper dans la demeure cossue d’Edmundo et Lucia de Nobile. Il y a là le chef d’orchestre qui vient de diriger Lucia di Lammermoor, la soprano qui chantait le rôle-titre, un frère et une sœur, un médecin et une de ses patientes, un colonel… en tout quatorze fortes têtes, auxquelles s’ajoute le seul domestique qui n’a pas osé fuir – les autres ont rejoint la foule des badauds, à l’extérieur.

La soirée se déroule dans une bonne humeur mondaine, mais après les agapes, et sans raison apparente, aucun des convives ne trouve la force de quitter les lieux. Une nuit passe, puis plusieurs journées, un des invités trépasse, une idylle se noue entre un architecte trentenaire et la pimpante Beatriz. Pour tous ces naufragés de la civilisation, commence alors une lente mais inéluctable déchéance. Jusqu’à ce que la diva Leticia Maynar, en un éclair de lucidité et de volonté inespéré, parvienne à libérer ses amis de la malédiction qui s’est abattue sur eux.

Implacable maestria

Bieito avait déjà un passif avec l’opus cinématographique de son compatriote : en 2021, il signait à Genève un Guerre et paix de Prokofiev dont il tordait la narration pour tenter de la transformer en copie conforme de… L’Ange exterminateur. On n’avait guère été convaincu par cette tentative de faire entrer le roman-fleuve de Tostoï dans les replis de la fable surréaliste. Ce soir, nul détournement, nulle réécriture : dans un décor immaculé, Bieito organise avec une implacable maestria le délirant huis clos, suit à la lettre le déroulement de l’action, truffe son ouvrage de maintes références visuelles au film. Mais surtout, il montre avec une vérité bien plus cruelle que chez Cairns, le vacillement des esprits et des corps, leurs dégradation et dépravation, leurs assouvissement et avilissement.

On a assez peu vu, à l’Opéra, spectacles d’une telle puissance physique, puant la charogne et la névrose, ne laissant pas un instant de répit aux interprètes ni au public – à chaque scène son uppercut et son pétage de plombs. C’est affreux, bête et méchant, mais sublimé par une réalisation au cordeau, qui n’hésite pas à user de toutes les ressources de la machinerie pour régler un finale spectaculaire, en symbiose avec l’extravagant Libera me qu’entonnent jusqu’à la transe le chœur et tous les protagonistes.

Bande de déglingos

Pour incarner cette bande de déglingos, il fallait une distribution à la hauteur et, là encore, c’est carton plein, au point qu’on aurait des scrupules à distinguer quelques personnalités par rapport aux autres. Les sopranos Jacquelyn Stucker, Claudia Boyle, Amina Edris et Gloria Tronel (plus stratosphérique, tu meurs), les mezzos Christine Rice et Hilary Summers, les ténors Nicky Spence, Frédéric Antoun et Filipe Manu, le contre-ténor au bord de la crise de nerfs Anthony Roth Costanzo, les barytons et basses Jarrett Ott, Clive Bayley, Philippe Sly et Paul Gay, outre l’impeccable galerie des domestiques : tous excellent et se consument, dans les ensembles virtuoses en diable concoctés par Adès, ses lignes à l’expressionnisme écorché, ses ariosos et ses duos élégiaques qui apportent quelques bouffées d’oxygène dans cette atmosphère viciée.

Au pupitre, le compositeur thaumaturge guide d’une main de fer orchestre, chœur et solistes dans les vertigineux méandres de sa partition. Depuis 1979 (entrée au répertoire de Lulu) et 1983 (création de Saint François d’Assise), on n’avait pas vécu pareil séisme à l’Opéra de Paris – sans blague.

The Exterminating Angel d’Adès. Paris, Opéra Bastille, le 29 février. Représentations jusqu’au 23 mars. 

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