Chroniques

par bertrand bolognesi

Brodeck
opéra de Daan Janssens

Opera Ballet Vlaanderen, Anvers
- 14 février 2024
À Anvers (Opera Ballet Vlaanderen), création mondiale de BRODECK de Daan Janssen
© annemie augustijns

Du compositeur belge Daan Janssens, né à Bruges en 1983, nous ne connaissions guère que quelques pages pour divers effectifs chambristes, et pourtant, nous voici aujourd’hui à Anvers où l’Opera Ballet Vlaanderen présente son opéra Brodeck, mondialement créé ici-même le 9 février. Après des études musicales dans sa ville natale puis à Gand, où il enseigne aujourd’hui au conservatoire, Janssens a perfectionné son art auprès de grands aînés, tels Péter Eötvös, Luca Francesconi ou encore Magnus Lindberg, tout en se formant à la direction d’orchestre. Avec Les aveugles (2011), opéra en un acte d’après le texte de Maeterlinck dont s’était déjà saisi le compositeur suisse Xavier Dayer [lire notre chronique du 20 juin 2006], il signait son premier opus pour la scène, donné au Manège de Mons au printemps 2012. Six ans plus tard, le Théâtre royal de La Monnaie (Bruxelles) crée Menuet, son deuxième opéra, d’après l’œuvre homonyme de l’écrivain belge d’expression flamande Louis Paul Boon (1912-1978), parue en 1955. Conçu en vingt-deux scènes occupant deux parties d’environ soixante-cinq minutes chacune, son nouvel ouvrage lyrique, dont le livret fut écrit par le compositeur et le metteur en scène et comédien belge Fabrice Murgia (né en 1983, à Verviers) qui déjà collaborait à Menuet, s’inspire d’un roman de l’écrivain lorrain Philippe Claudel (né en 1962), Le rapport de Brodeck (Éditions Stock, 2007).

Dans un village qui pourrait tout aussi bien se trouver en Autriche comme en Frise, il est demandé à l’humble Brodeck, considéré comme étranger car il n’est pas né là, il y est arrivé enfant, de rédiger un rapport sur les faits et gestes de l’Anderer, une sorte d’aristocrate humaniste venu d’on ne sait où, dont on ne connaîtra jamais le nom, dont l’urbanité et l’élévation d’esprit ne font pas forcément bon ménage avec les rustres du coin. Mais surtout, ayant tous un petit ou un grand quelque-chose à cacher sur la façon dont ils vécurent la période de la guerre dont la terre vient de sortir, la crainte s’impose que l’inconnu soit venu les inspecter et régler les comptes. De la guerre, ledit Brodeck a lui-même souffert : lorsque l’occupant imposa ses dures lois, c’est lui et un autre étranger qu’on livra prisonnier, de sorte qu’il vécut l’internement en camp de concentration. À son retour, il retrouverait son épouse Emélia dans un sinistre état mental provoqué par le viol, entre autres jeunes femmes, par les officiers des forces d’occupation mais encore de quelques villageois dont il ne cherchera point à percer l’identité. Quant à l’intrus distingué, on le tuera, donnant à manger sa dépouille aux cochons. De ces faits n’est pas livrée une narration linéaire : c’est par bribes que certains atteignent Brodeck, et le destin de celui-ci, comme celui du village, nous parvient également au fil d’un puzzle plus ou moins énigmatique.

Voilà pour l’argument.
Si le roman originel s’égarait trop souvent dans des descriptions complaisantes, voire d’un goût plus que douteux, et des formules toutes faites qui témoignaient d’une pauvreté d’invention et d’un style assez lamentable, dominé par un pathos certain, finissant par exaspérer le lecteur, la concision obligée d’un livret d’opéra rehausse d’un cran le traitement de son argument ainsi fragmenté. Brodeck fait encore l’impasse de quelques détails, allant plus directement au but. La tension continuelle de la partition de Daan Janssens contredit adroitement ce caractère kaléidoscopique et magnifie d’emblée la progression dramatique. Usant avec une habile discrétion de Leitmotive qu’il rattache à certains événements comme aux personnages principaux, le compositeur dépasse hardiment le matériau littéraire. Quant à Fabrice Murgia, il mène au cordeau sa direction d’acteurs dans un univers rural volontiers sordide dont les éléments scénographiques, d’un maniement toujours aisé, furent imaginés par Vincent Lemaire. La proposition vidéastique de Giacinto Caponio se révèle efficacement illustrative, tant dans sa représentation des dérangeants portraits des villageois qu’a dessinés celui qu’on surnomme l’Anderer que dans sa manière de suppléer à des changements de lieu rendus quasiment impossibles par les contraintes théâtrales. Avec la complicité de Clara Peluffo Valentini, Murgia évoque par la vêture un temps qu’on ne saurait dater, plaçant dès lors cette guerre dont on parle, clairement menée par l’expansionnisme et une volonté de purification ethnique à l’instar du conflit mondiale de 1939-1945, à notre porte. Qui sont dès lors les envahisseurs auxquels semblent trop facilement se soumettre l’aubergiste Schloss, Orschwir le bourgmestre et même Diodème, le bon instituteur, figure pourtant positive ? Dans une cité située à deux pas des champs d’action de messieurs Bart De Wever, Tom Van Grieken et Geert Wilders, pour ne citer que ces trois nationalistes radicaux, l’actualité des costumes fait froid dans le dos.

De fait, le danger demeure omniprésent dans la musique de Janssens, y compris dans les sections les moins dramatiquement tendues ou dans celles qui convoquent une connotation dramaturgique (scène de la messe, par exemple, ou la citation de Chopin et Ravel pour celle du bal). Chanté en langue française, Brodeck bénéficie d’une distribution vocale exemplaire où l’on retrouve avec bonheur deux grands chanteurs de la jeune génération. Ainsi du ténor Thomas Blondelle, incarnant tour à tour Göbbler le voisin et surtout Peiper, le curé qui noie dans l’alcool sa déréliction d’en avoir trop vu : l’invention est remarquable – de la part du librettiste, du compositeur, du metteur en scène et du chanteur – en ce qu’elle dépasse grandement l’inconsistante la caricature présente dans le roman et donne vie à un personnage humain rien qu’humain, fort émouvant. La fulgurance vocale de cet artiste n’est pas pour rien dans un tel résultat [lire nos chroniques de Das Rheingold à Lucerne, Der fliegende Holländer, Lady Macbeth de Mzensk, Salome à Berlin, L’invisible, Parsifal et Der Schatzgräber à Strasbourg, ainsi que de son récital discographique]. Ainsi, bien sûr, de l’excellent Damien Pass, baryton qui donne glorieusement naissance au rôle-titre, grâce à une riche malléabilité de la couleur vocale, une belle souplesse de la projection et une maîtrise, toujours d’à-propos, de la nuance [lire nos chroniques des Troqueurs, de Mirandolina, Street Scene, L’heure espagnole, Salome à Paris, Lulu, Rusalka, Il Turco in Italia, Orfeo, Le monstre du labyrinthe, Donnerstag aus Licht, Agrippina, Les Troyens à Carthage, Pelléas et Mélisande puis Falstaff, mais encore de son récent récital parisien].

À ses côtés se distinguent également la voix fort présente d’Helena Rasker dans le rôle de la vieille Fédorine, celle qui recueillit Brodeck enfant perdu [lire notre chronique de Like flesh], la puissante basse de Tijl Faveyts qui campe d’abord le sympathique Ulli puis le redoutable Buller [lire nos chroniques de La fanciulla del West, Der Schatzgräber à Amsterdam, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et Intolleranza 1960], le jeune baryton-basse Kris Belligh, très musical en Schloss [lire notre chronique des Bienveillantes] et son aîné Werner Van Mechelen, très efficace en Orschwir aussi robuste vocalement que lâchement sympathique et joyeusement détestable [lire nos chroniques de König Kandaules, Tannhäuser, Le Roi d’Ys, Ariadne auf Naxos à Strasbourg puis à Toulouse, Don Quichotte, Le Grand Macabre, Die lustigen Weiber von Windsor, Das Rheingold à Berlin, Götterdämmerung, Lohengrin, Au monde, Henry VIII et de son récital discographique]. On découvre le jeune soprano Elisa Soster, agile et émouvant en Emélia.

Outre la prestation impeccable des artistes du Koor Opera Ballet Vlaanderen et des petits gosiers du Kinderkoor maison, ceux-ci préparés par Hendrik Derolez tandis que les premiers le furent par Jan Schweiger, on saluera celle du comédien Jean-Pierre Baudson qui donne corps à Diodème et – chapeau bas ! – celle de Josse De Pauw, Anderer attachant et fascinant, figure sacrificielle d’une Pâque lugubre. Au pupitre du Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen, la cheffe suédoise Marit Strindlund mène la danse avec un grand sens de la dramaturgie. Brodeck est à voir à Anvers jusqu’au 20 février puis sera repris à Gand du 29 février au 3 mars.

BB