Beatrice di Tenda de Bellini à l’Opéra Bastille

Beatrice, d’abord pour les voix

Une équipe de chanteurs de haut vol rend justice à un opéra mal aimé de Bellini qui fait son entrée à l’Opéra de Paris.

Beatrice, d'abord pour les voix

NORMA FAIT PARTIE DE L’ORDINAIRE DES SAISONS lyriques un peu partout dans le monde. La Sonnambula, voire I puritani et I capuleti e i Montecchi, un peu moins. Mais il y a des opéras de Bellini tels qu’Il corsaro ou Beatrice di Tenda, que l’on ne voit qu’exceptionnellement à l’affiche des théâtres. C’est ce dernier ouvrage qu’a eu la bonne idée de programmer l’Opéra de Paris, à la faveur d’une nouvelle édition critique de la partition. Il s’agit de l’avant-dernier opéra du compositeur, créé à Venise en 1833, deux ans avant sa mort à Puteaux à l’âge de trente-quatre ans. Composé sur un livret de Felice Romani, Beatrice di Tenda met en scène une héroïne du XVe siècle, épouse en secondes noces du prince Filippo Visconti qui, au fil du temps, s’est lassé de sa femme. Un certain Orombello est prêt à aider Beatrice, moins par amour que par volonté de susciter un soulèvement populaire contre le tyran Filippo. D’autant qu’il est aimé en secret par Agnese del Maino… dont Filippo, lui, est ouvertement amoureux. Agnese va concevoir le piège qui enverra à la torture puis au sacrifice Orombello et Beatrice…

Sur cette trame sombre (un premier acte qui expose longuement l’action, un second acte fait essentiellement de scènes de procès, de mort et de rédemption), Bellini a écrit une fort belle partition qui reprend les canons du bel canto mais privilégie les duos et les ensembles sur les airs. Son orchestre, avec flûte et cor accompagnant les moments suspendus, est reconnaissable entre tous. Le chahut des cuivres et des cymbales reste anecdotique ; ici ou là, une dissonance imprévue, une clarinette plaintive ou élégiaque, crée la surprise. Surtout, Bellini soigne ses récitatifs, riches de commencements d’airs, de fausses pistes, de moments de tension. D’où une impression de concentration, malgré une action dramatique assez ténue. Le second acte, ainsi, ne semble qu’une vaste scène faite de moments habilement agencés, qui contredit l’appellation « opéra seria », et tout ce qu’elle implique de mécanique, donné à la partition.

Mourir à pleine voix

À l’Opéra Bastille, Mark Wigglesworth dirige avec un mélange de retenue et de lenteur, soucieux de laisser toute leur place aux voix. Celles du chœur, très présent et fort bien préparé par Ching-Lien Wu, et bien sûr celles des solistes. La distribution, particulièrement solide, est dominée par deux grandes personnalités. Celle de Pene Pati (Orombello), d’abord, dont la voix généreuse s’épanouit scène après scène et emplit facilement la vaste salle de l’Opéra Bastille. Son adieu dans les lointains, accompagné par la harpe, à la fin de l’opéra, a quelque chose de presque surnaturel. À ses côtés, Tamara Wilson chante le rôle-titre avec un aplomb, un volume, une aisance remarquables. Des aigus projetés sans faille, un bel art des nuances, un sens de la ligne qui ne nuit en rien à l’incarnation du personnage, nous font l’applaudir sans réserve. Et c’est là que se produit le miracle de l’opéra : l’un et l’autre, au second acte, ont subi les pires tortures. Ils arrivent perclus, brisés, aveuglés, presque mourants, et se mettent à chanter comme au premier jour… Miracle de la fiction, de l’artifice, de la convention !

Quinn Kelsey donne lui aussi du poids à la distribution. Voix sonore, tempérament brutal comme il sied au personnage, son Filippo prend tout à coup une autre dimension, au second acte, au fil de ses remords et de ses hésitations. La belle voix de mezzo de Theresa Kronthaler donne de la chair au personnage ambigu d’Agnese, cependant qu’on est heureux d’entendre également Amitai Pati dans le rôle d’Anichino. Un petit rôle qui ne permet pas vraiment au chanteur de donner toute sa mesure mais donne l’occasion de percevoir les différences entre les voix des deux frères : celle de Pene, lyrique et chaleureuse ; celle d’Amitai, plus légère. Sans tomber dans le jeu de la comparaison, on aimerait les entendre l’un et l’autre dans le même rôle, au hasard d’une double distribution de Madama Butterfly ou de La Bohème par exemple.

Le rouge et le vert

Peter Sellars avait su nous enchanter autrefois. Il a ici imaginé une espèce de palais de fer et de verre bordé d’un labyrinthe artificiel de plantes vertes dans lequel vont et viennent les protagonistes, certains se retrouvant parfois sur une plate-forme supérieure. Au moment de l’évocation des tortures, évidemment, tout devient rouge. Sellars nous épargne les vidéos, ce qui est une bonne chose, mais ne peut pas s’empêcher de mettre des téléphones portables ou des ordinateurs dans les mains des personnages, sans oublier les farouches et ridicules porteurs de kalachnikovs. On se demande bien pourquoi, par ailleurs, il éprouve le besoin, dans le programme de salle, de donner un résumé de l’action à sa façon (Beatrice « finance des services sociaux et des programmes jeunesse », elle est « engagée dans le travail de développement communautaire », « elle est accompagnée à la guitare par Orombello, jeune militant engagé et chanteur folk ») alors que sa mise en scène ne fait intervenir en rien ces balivernes et se contente de suivre l’action assez platement.

Peter Sellars a réfléchi longtemps à Beatrice di Tenda, paraît-il, qu’il attendait de mettre en scène depuis vingt-cinq ans. Il arrive que certains fruits nous arrivent trop mûrs.

Illustration : Anichino (Amita Pati), Orombello (Pene Pati) et Beatrice (Tamara Wilson) ; au fond, Filippo (Quinn Kelsey). Photo Franck Ferville/Opéra national de Paris

Bellini : Beatrice di Tenda. Mise en scène : Peter Sellars ; décors : George Tsypin ; costumes : Camille Assaf ; lumières : James F. Ingalls. Avec Tamara Wilson (Beatrice), Pene Pati (Orombello), Quinn Kelsey (Filippo), Theresa Kronthaler (Agnese), Amitai Pati (Anichino), Taesung Lee (Rizzardo) ; Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Mark Wigglesworth. Opéra Bastille, 13 février 2024. Représentations suivantes : 15, 18, 23, 28 février, 2 et 7 mars.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook