Il y avait peut-être d’autres titres belcantistes à remettre à l’honneur avant Beatrice di Tenda, dont même les plus fervents belliniens s’accordent à dire qu’il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre : prenant appui sur une situation historique réelle (la cruauté de Filippo Maria Visconti envers sa femme, à qui il doit pourtant fortune et puissance), Romani a bâti un livret statique auquel la musique de Bellini ne confère qu’épisodiquement un certain élan dramatique. On ne peut que se réjouir cependant de voir le répertoire belcantiste de l’Opéra de Paris, qui tourne autour de cinq ouvrages environ depuis des décennies, s’enrichir enfin d’un nouveau titre. Le spectacle proposé est-il cependant à la hauteur de l’événement ?

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Beatrice di Tenda à l'Opéra Bastille
© Franck Ferville / Opéra national de Paris

Dans des décors signés George Tsypin, évoquant un jardin tiré au cordeau (mais un jardin métallique, peint dans un vert fluo), Peter Sellars règle une mise en scène très sage, sans grande tension dramatique. On lui sait gré néanmoins d’avoir conféré aux personnages une certaine subtilité psychologique en évitant de les réduire aux stéréotypes attendus. Ainsi Filippo n’est pas seulement monstrueux (il semble sincèrement habité par le doute) et Beatrice, loin du statut univoque de victime dans lequel l’enferme le livret, fait montre d’une inattendue et intéressante insensibilité lorsqu’elle refuse de pardonner à Orombello, à qui l’on a extorqué de faux aveux sous la torture : dans cette mise en scène, c’est un Orombello exsangue, énucléé, à deux doigts d’expirer qui apparaît au début du deuxième acte, ce qui n’apitoie aucunement la jeune femme qui lui souhaite de « mourir en traître ». C’est dans cette dénonciation des horreurs de la torture – Beatrice subira le même sort qu’Orombello quelques scènes plus tard – que réside l’idée forte de Sellars qui, malgré tout, ne parvient guère à insuffler à l’œuvre la tension dramatique dont elle reste assez dépourvue…

Musicalement, il faut une nouvelle fois louer les qualités d’un orchestre homogène et précis et la musicalité des chœurs, en dépit de menus décalages – mais leur disposition dans les galeries latérales au deuxième acte ne doit guère leur faciliter la tâche. Le plateau vocal réserve quelques bonnes surprises : les interventions d’Amitai Pati séduisent (la voix est chaude, la projection aisée), au point qu’on regrette la brièveté du rôle d’Anichino. La voix fraîche et légère de Theresa Kronthaler inscrit plus son personnage d'Agnese dans les cordes d’un soprano II – façon Adalgise dans Norma – que dans celle d’un mezzo – façon Fiorenza Cossotto ou Vesselina Kasarova, qui ont toutes deux interprété le rôle. Ce qu’on gagne en douceur élégiaque (superbe « Ah ! Non pensar che pieno » au premier acte), on le perd un peu en véhémence dans l’opposition avec Beatrice, malgré une implication vocale et scénique incontestable.

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Beatrice di Tenda à l'Opéra Bastille
© Franck Ferville / Opéra national de Paris

Orombello s’inscrit dans les meilleures notes de Pene Pati, qui privilégie la douceur et l’émission di grazia dans un « Io soffriisoffrii tortura » extrêmement émouvant et un « Angiol di pace » de toute beauté. Quinn Kelsey (Filippo Maria Visconti) rappelle par certains côtés Sherrill Milnes : s’il n’a pas toute l’arrogance vocale de son illustre devancier américain, il en possède certains accents, de même qu’une forme de raucité qui convient particulièrement bien aux personnages antipathiques ! Mais le baryton sait aussi adoucir son timbre et soigner le cantabile quand nécessaire, pour un portrait au total convaincant et très applaudi.

Reste l’épineux rôle-titre : Tamara Wilson allait-elle troquer aisément les habits de la princesse de glace puccinienne contre ceux de Beatrice ? Si l’on en croit le triomphe remporté par la chanteuse au rideau final, la réponse est oui ! De fait, la soprano américaine sait superbement plier ses immenses moyens au galbe de la mélodie bellinienne : maîtrise absolue du souffle, attention au phrasé, legato impérial, large panel de nuances, tout y est... Tout ? Enfin presque… Car si le chant de Beatrice n’est pas, loin s’en faut, le plus pyrotechnique imaginé par Bellini, il comporte néanmoins une dimension « ornée », et c’est dans la maîtrise des coloratures que l’art de Tamara Wilson rencontre ses limites : les rares vocalises auxquelles la soprano est confrontée sont en effet chantées de façon un peu approximative.

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Beatrice di Tenda à l'Opéra Bastille
© Franck Ferville / Opéra national de Paris

Est-ce pour éviter à la chanteuse d’avoir à les orner que la plupart des da capo qui échoient au rôle-titre ont été coupés ? Interpréter la célèbre cabalette finale amputée de sa reprise est en tout cas pour le moins inattendu… Ce n’est d’ailleurs pas le seul aménagement opéré dans la partition, le plus surprenant consistant en la reprise de la cabalette de Filippo à l’acte II sans aucune transition (l’intervention du chœur ayant été coupée), par un simple et assez improbable effet de copié/collé !

On est surpris que ces aménagements aient été cautionnés par le chef Mark Wigglesworth, dont la direction, qui souligne le côté sombre de la partition, reste toujours digne, en dépit d’un certain manque de dramatisme dans les pages les plus « fougueuses » de l’œuvre.

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