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Le vertige du vide

München
Nationaltheater
02/04/2024 -  et 7, 10, 14, 17, 20 février, 12, 15 juillet 2024
Piotr Ilitch Tchaïkovski : La Dame de pique, opus 68
Brandon Jovanovich (Hermann), Roman Burdenko (Tomski), Boris Pinkhasovich (Le Prince Eletski), Asmik Grigorian*/Lise Davidsen (Lisa), Victoria Karkacheva (Polina), Violeta Urmana (La Comtesse), Kevin Conners (Tchekalinski), Bálint Szabó (Sourine), Nikita Volkov (Naroumov), Tansel Akzeybek (Tchaplitski), Aleksey Kurzanov*/Granit Musliu (Le maître de cérémonies), Natalie Lewis (La gouvernante), Daria Proszek (Macha), Olga Surikova*/Amalia Steinmetzer (Commandant des enfants)
Bayerischer Staatsopernchor, Christoph Heil (chef de chœur), Kinderchor der Bayerischen Staatsoper, Bayerisches Staatsorchester, Aziz Shokhakimov (direction musicale)
Benedict Andrews (mise en scène), Rufus Didwiszus (décors), Victoria Behr (costumes), Jon Clark (lumières), Klevis Elmazaj (chorégraphie)


(© Wilfried Hösl)


On peut toujours essayer de mettre en scène un opéra en se débarrassant de 95 % des indications scéniques que contient son livret. Une fois jetés à la poubelle anecdotes et contexte, mises en situation et autres détails annexes, reste à exploiter efficacement les 5 % qui restent. A priori une substantifique moelle qui peut suffire, mais cette fois on n’est quand même pas certain que le metteur en scène australien Benedict Andrews en ait gardé assez. A ce degré d’ascèse, même en disposant d’une distribution de chanteurs/acteurs exceptionnelle, ce qui est globalement le cas pour cette nouvelle production munichoise de La Dame de pique de Tchaïkovski, il faudrait vraiment être un génie théâtral absolu pour réussir un pari dont certes on entrevoit l’audace, mais qui ne paraît que rarement gagné.


Pas ou très peu de décor. La scène reste vide et obscure, les silhouettes y surgissant du noir pour mieux y redisparaître ensuite, traquées par des projecteurs de poursuite. Quelques tables de jeu au début et à l’extrême fin, au deuxième tableau une subite invasion de la scène par quatre voitures noires qui se déplacent avec un discret bruit de véhicules électriques, à l’acte II une large tribune métallique mobile sur laquelle restent constamment assis tous les protagonistes, chœur inclus, sagement alignés, face à la salle (7 rangées de 14 chanteurs = 98 exécutants, on n’a pas pu s’empêcher de faire mentalement la multiplication !), puis, en guise de chambre de la Comtesse, un petit bassin d’eau circulaire reflété par un miroir suspendu, et, pour le tableau de la Neva, une route déserte bordée de lampadaires : voilà, à peu près, tout ce que la production donne à voir pendant deux heures quarante.


Somme toute un quasi‑néant, qui vise sans doute à inquiéter, désorienter, déstabiliser... Au demeurant, tout ce qui reste à regarder est minutieusement réalisé, avec beaucoup d’attention accordée à la qualité optique, avec des noirs profonds et des éclairages qui sculptent habilement l’espace. Le tableau des voitures, aussi incongru qu’il puisse paraître, est cohérent, voire acrobatique (on y voit Asmik Grigorian, chaussée d’escarpins à talons, y chanter sur le capot du véhicule central, et même en gravir à reculons le pare‑brise avant, sans rien perdre de son aplomb !), et la scène de la mort de la Comtesse est d’une fascinante étrangeté, avec sa démultiplication du personnage en nombreux sosies torturés par Hermann. Mais la question reste, encore et toujours, « tout cela est‑il bien suffisant ? ».


Car même avec des bêtes de scène à disposition, dont Asmik Grigorian, actrice née, dont chaque regard voire port de tête magnétisent littéralement, il nous manque trop d’éléments pour adhérer à ce qui se passe. Certains tempéraments crèvent l’écran, au sens figuré et parfois même au sens propre (les vidéos en noir et blanc d’Asmik Grigorian projetées au début de chaque tableau, sont sidérantes d’intensité), mais même ces personnages‑là restent figés dans une conception trop univoque. Hermann paraît d’emblée cadenassé dans son délire, fou et allumé dès le début, embarrassé constamment d’un revolver qu’il tourne tantôt dans sa direction tantôt dans celle des autres. Lisa paraît elle aussi relativement dérangée psychiquement, et à vrai dire moyennement sympathique, son invariable dégaine de femme fatale de film noir frisant le contresens. Même la Comtesse n’intéresse pas vraiment, sorte d’impavide monolithe dont pas grand‑chose, physiquement, n’indique l’antériorité du vécu. Quant aux comparses, ils n’existent guère, à commencer par un Prince Eletski complètement effacé.


Heureusement, reste la musique de l’un des plus époustouflants chefs‑d’œuvre de Tchaïkovski, qu’on écoute peut‑être ici avec encore plus d’attention parce qu’il n’y a pas beaucoup de choses à voir. Une partition du reste un peu mutilée, puisque l’Intermezzo du troisième tableau disparaît. Mais il est vrai que vu l’extrême rigidité du concept scénique à ce moment‑là, on ne voit vraiment pas comment on aurait pu réussir à y caser cette séquence essentiellement décorative.


Musicalement La Dame de pique requiert un spécialiste aguerri du répertoire russe, disposant d’une compétence, à la fois de chef de théâtre et de chef symphonique. Et on a sans doute pensé que le jeune chef Aziz Shokhakimov cochait toutes ces cases. Or, malheureusement, on ne retient surtout de sa prestation qu’une battue volontiers rapide (certaines cavalcades, dont les doubles croches aux vents pendant le Prélude, ont des airs de bande‑son pour cartoons de Tex Avery), qui corsète la partition dans un quadrillage obstiné. Les passages plus déclamés sont impitoyablement hachés par un orchestre pauvre en nuances, et les chanteurs semblent assez peu soutenus. Quant aux chœurs, pourtant systématiquement alignés en rangs d’oignons à l’avant‑scène, leur crispation est patente. Quelques éclaircies, dont l’air du Prince Eletski, qui retrouve une respiration plus naturelle, mais aussi parce qu’à ce moment‑là les musiciens jouent leur propre Tchaïkovski. Heureusement, on écoute ici l’un des meilleurs orchestres lyriques du monde, que le chef ne se prive pas de pousser à des flamboyances qui, parfois, font illusion.


Distribution de haut vol, dominée par Asmik Grigorian, Lisa à la projection impérieuse, au souffle robuste et à l’engagement dramatique invariablement fort. Dommage que le personnage ne présente aucune fêlure de caractère : somme toute une incarnation magnifique, mais trop exclusivement tranchante et volontaire. Hermann s’en trouve quasiment relégué au second plan. Un Brandon Jovanovich à la voix plutôt claire, en forme vocale correcte, mais qui craque malencontreusement plusieurs aigus meurtriers, en particulier au premier tableau (un la puis un si, qui vraiment ne veulent pas sortir). Somptueux Prince Eletski de Boris Pinkhasovich, Comtesse de Violeta Urmana encore imposante, pas du tout délabrée, et Polina voluptueuse de Victoria Karkacheva, au timbre d’or et de miel. Et puis un cas d’espèce : le Tomski de Roman Burdenko, dont on connaît la solidité, mais qui ici paraît incertain, en particulier dans l’air des cartes, parce que le chef ne l’aide guère.



Laurent Barthel

 

 

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