Comme pour répondre au Grand Macabre donné le mois dernier à la Maison de la radio, c'est un autre opéra-mastodonte du XXe siècle que François-Xavier Roth dirige ce soir, cette fois à la Philharmonie et avec son Gürzenich-Orchester Köln. Créé en 1965 à Cologne, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann est une œuvre-somme puisant dans le passé les plus illustres références (on pense beaucoup à Wozzeck, mais aussi aux nombreuses formes anciennes – ciacona, ricercar, capriccio... – qui caractérisent la plupart des scènes), mais fort d'une pensée follement moderne sur la façon de faire de la musique : deux chefs sur scène au même moment, un effectif en forme de marée humaine débordant jusque dans les coulisses, une série dodécaphonique se déclinant au gré d'une pulsation toujours en transformation... Une créature musicale d'un autre monde, en somme, dont la seule représentation suscite l'émoi du public, par les moyens pléthoriques qu'elle requiert.

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Die Soldaten à la Philharmonie de Paris
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

Ce qui frappe en tout premier lieu le spectateur, c'est l'atmosphère qui règne dans la grande salle Pierre Boulez. L'arrière-scène du chœur est réaménagée en gradins, où évolueront les chanteurs selon une mise en espace de Calixto Bieito. Les lumières, sombres et dramatiques, éclairent d'une lueur blafarde le sol noir de la scène, où les premiers rangs ont été rongés par le flot des instrumentistes, comme par effet d'érosion. Les premières notes de l'œuvre sont glaçantes : une série de sons retentissant comme un cluster, servie par le feu nourri d'une percussion qui martèle l'auditeur. Les chanteurs entrent en scène, pas à pas, dans une démarche mécanique et militaire. L'effroi est là, et la violence du spectacle transcende la temporalité de sa composition pour s'inscrire dans notre actualité.

Mais on s'interroge bien vite quant à l'efficacité de la mise en espace de Calixto Bieito. Ce dernier avait déjà signé une mise en scène de l'œuvre pour le Komische Oper de Berlin. On le sent furieusement limité par le minimalisme de l'exercice de la mise en espace, sans que cette contrainte soit spécialement créatrice. On comprend qu'en multipliant les interactions stéréotypées entre les personnages, Bieito fait écho aux figures archétypiques que l'opéra nous présente, et les renvoie au statut de métaphores signifiantes. Marie devient ainsi le fantasme d'un monde d'hommes, militaire et brutal. L'idée est bonne mais ne tient pas sur la longueur, et circonscrit sérieusement la richesse d'un livret qui a bien plus à offrir.

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Die Soldaten à la Philharmonie de Paris
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

Heureusement, le plateau est absolument exceptionnel. Dans le rôle central de Marie, Emily Hindrichs offre un timbre électrisant d'une violence rare, à mi-chemin entre le dramatisme wagnérien et le burlesque de la seconde école de Vienne. Nikolay Borchev (Stolzius) est un baryton puissant et intense, très à l'aise dans les grands sauts de la partition. Il interagit avec Tómas Tómasson qui campe un Wesener sombre et terrifiant.

On avait hâte d'entendre le chef fondateur des Siècles avec son « autre » orchestre, le Gürzenich-Orchester Köln dont il est directeur musical depuis bientôt dix ans. François-Xavier Roth est toujours aussi clair dans sa battue, assumant la complexité d'une partition exigeante sur le plan de la tenue rythmique et des plans sonores. En revanche, on est toujours aussi décontenancé par l'apparente neutralité avec laquelle le maestro traite les différents caractères de la partition. Il y a sans doute déjà tant à faire en termes de mise en place de l'œuvre... En s'appuyant sur le surprenant mélange des timbres sollicité par Zimmermann, les différentes scènes manquent de caractérisation, et tout sonne un peu uniforme. Le Gürzenich-Orchester étale dans la salle sa sonorité roborative (très beaux pupitres de cuivres) mais manque parfois de cohésion, notamment dans les violons.

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François-Xavier Roth dirigeant Die Soldaten
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

Les Soldats de Zimmermann reste une œuvre rare à la scène comme au disque, ce qui explique sans doute qu'il est difficile pour les artistes de s'aventurer loin dans les tortueux dédales de son interprétation. Rien que pour avoir osé relever le défi, toute l'équipe de cette très belle soirée mérite donc un très grand bravo.

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