Hèctor Parra (né en 1976)
Justice (2024)
Livret de Fiston Mwanza Mujila d’après un scénario de Milo Rau
Création le 22 janvier 2024, Grand Théâtre de Genève

Direction musicale Titus Engel
Mise en scène Milo Rau
Scénographie Anton Lukas
Costumes Cedric Mpaka
Lumières Jürgen Kolb
Vidéos Moritz von Dungern
Dramaturgie Clara Pons
Dramaturgie Giacomo Bisordi

Le Directeur Peter Tantsits
Femme du Directeur Idunnu Münch
Chauffard Katarina Bradić
Prêtre Willard White
Jeune Prêtre Simon Shibambu
Jeune homme Serge Kakudji
Avocate Lauren Michelle
Mère Axelle Fanyo
Librettiste Fiston Mwanza Mujila
Survivant Joseph Kumbela

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs Mark Biggins

Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation de Kojack Kossakamvwe

Nouvelle production, en coproduction avec le Festival Tangente, St Pölten

Genève, Grand Théâtre, lundi 22 janvier 2024, 20h

C’est à une expérience particulière que le Grand Théâtre de Genève convie le public avec cette création mondiale de Justice, un opéra d’Hèctor Parra sur un scénario de Milo Rau et un livret de Fiston Mwanza Mujila. Au-delà de la création et de ses aspects esthétiques, l’œuvre se pose comme document, voire documentaire d’un accident de camion-citerne rempli d’acide sulfurique survenu en République démocratique du Congo dans lequel est impliquée une multinationale suisse et qui a provoqué 21 morts de nombreux blessés et des dégâts importants à l’environnement dans une petite ville un jour de marché. Dans le sillage de ses travaux précédents sur l’Irak (Orestes in Mosul/Oreste à Mossoul) ou l’Amazonie (Antigone in de Amazone/Antigone in the Amazon) où il adapte de grands textes de référence à la situation réelle d’un territoire montrant entre autres que la tragédie (en l’occurrence la tragédie grecque) est encore aujourd’hui témoignage du monde, il propose ici un projet global d’un opéra qui dénonce l’exploitation en Afrique des ressources minières par des multinationales en un système postcolonial et celle des habitants, tenus en laisse de promesse en promesse et jetés dans le tonneau des Danaïdes du profit capitaliste.
Il en résulte une interrogation forte sur les fonctions de l’art, transfiguration du réel, et qui ici ne fait que le documenter terme à terme sans le transfigurer, et sur le résultat formel de cet opéra, qui en est un sans en être un, qui bouscule certes toutes nos habitudes, sans vraiment convaincre, non pas faute de bonnes intentions, réelles, non pas faute de justesse du propos, mais peut-être faute d’une musique et d’une dramaturgie à la hauteur des ambitions.

Incontestablement la production de Milo Rau est forte, bien construite, rigoureuse et montre encore une fois la qualité du travail du metteur en scène suisse, qui pendant six ans a été directeur artistique de NTGent (Théâtre de Gand) et qui vient de laisser son poste, tout en restant membre du collectif, pour assumer la direction des Wiener Festwochen et qui a explosé comme l’un des metteurs en scène les plus discutés et les plus étonnants de notre temps.
Discuté et étonnant, c’est bien les qualificatifs que mérite ce projet singulier du Grand Théâtre de Genève, qui lance une campagne de crowdfunding « 
Justice pour Kabwé », un projet situé aux frontières de l’art, de la politique, de l’engagement citoyen et qui place la simple « critique » de ce spectacle sur une ligne de crête.

À Kabwe, lieu de l’accident au cœur de l’opéra Justice, Milo Rau, le contre-ténor Serge Kakudji et le compositeur Hèctor Parra Esteve discutent du projet avec l’ancien chef du village, Charles Mambwe Kasambi.

Il y a là un projet global qui consiste à interroger un fait divers douloureux en utilisant les outils de l’opéra, solistes, chœur, orchestre, musiciens en scène, mais sans utiliser tous les codes : on aurait du mal à trouver une intrigue, et si les premières images du spectacle font voir un dîner de charité destiné à célébrer la construction d’une école aux frais d’une multinationale au nom de l’accès à l’éducation pour tous, bien vite on comprend que la construction de l’école est un moyen de faire oublier, de compenser le douloureux souvenir de l’accident survenu à Kabwé, en République Démocratique du Congo, non loin de Kolwezi, où un camion d’acide sulfurique a heurté un bus dans un marché et s’est retourné, tuant 21 personnes avec de nombreux blessés dus essentiellement aux effets collatéraux de l’acide sulfurique qui a ensuite pénétré la cité et les champs en s’écoulant.
Comme souvent en pareil cas, le procès, toujours en cours, s’est enlisé, les victimes ont été chichement indemnisées, le monde capitaliste a bien vite essayé de refermer pudiquement la page jusqu’au prochain accident, en couvrant le drame de fausse compassion.

Milo Rau a voulu pointer cet accident à l’origine duquel on trouve une multinationale suisse, dont le nom n’est pas cité dans l’œuvre et faire du projet une œuvre de dénonciation, peut-être avant d’être une œuvre.

Alors, peu à peu, on glisse vers une forme qui se relie plus à l’oratorio qu’à l’opéra : le programme de salle, indispensable pour compléter l’information, parle lui-même de Requiem.
Différents personnages viennent en effet chacun sur scène expliquer sa présence, le directeur de l’usine, son épouse, l’avocate, le prêtre et son assistant, un jeune prêtre qui l’accompagne, mais aussi des victimes, un homme qui a perdu ses jambes, une mère qui a perdu son enfant, le tout orchestré par le librettiste, présent sur scène qui fait figure de récitant, annonçant le déroulé acte par acte et projections vidéo (de Moritz von Dungern) assis à cour face auquel à jardin le guitariste Kojack Kossakamvwe qui ouvre le spectacle par une rumba congolaise, une flaque de vie dans ce qui va devenir bien vite une longue cérémonie funèbre. Ainsi, ces deux personnages/personnes encadrent ce qu’on va voir sur scène.

La structuration de la scène

Le décor (unique) d’Anton Lukas est en effet structuré en trois parties : à cour la table du dîner, autour de laquelle siègent les « officiels », à gauche (à jardin) un espace a priori sombre et vide qui se remplira par le chœur, vêtu de noir,  sorte d’ombres anonymes aux visages que la vidéo de scène parcourt comme des visages fermés, voire inquiétants (par le jeu des lumières et des profils), comme venues d’ailleurs.
Au milieu, apparaît bientôt mais pas immédiatement la carcasse du camion retourné, qui va planer ensuite tout au long du spectacle pendant que la table se videra, et qui restera la seule trace effective de l’ensemble, comme une statue du commandeur qui détermine l’existence de chacun en étant la source dont va procéder le déroulement de l’œuvre.
Au-dessus du camion, un écran descend périodiquement pour projeter des images de l’accident, difficilement soutenables, du marché, de la viande qu’on y vend qui quelquefois fait écho aux corps ravagés par l’acide, mais aussi des images d’aujourd’hui, trace d’un voyage effectué par l’équipe de production à Kabwé en novembre 2023, à la recherche des lieux, des souvenirs, et des victimes réelles de l’accident qui seront évoquées dans la représentation. Ce « jeu » (est-ce d’ailleurs un jeu ?) entre réalité et représentation est emblématique du travail de Milo Rau, qui n’est jamais enraciné dans la fiction, mais dans la réalité du monde, et notamment celle des déshérités et des victimes. Circulation dense, camions citernes qui continuent de circuler, camions de transport de machines-outils ou de matériel qui filent sur la seule route asphaltée existante, montrant ainsi que quelques années après l’accident, rien n’a bougé du quotidien de ce monde, et seules les victimes sont enfermées dans leur souvenir, comme « le milliardaire », celui qui a perdu ses deux jambes, et qui ne sort pratiquement plus de chez lui.

Cette relation étroite à la vie réelle affecte aussi la représentation, quand au début défile sur l’écran un générique, assimilable à un générique de film, où chaque artiste est présenté, avec son rôle, son origine, ses espoirs.
Il s’agit d’ancrer tous les participants à la production dans cette démarche de tissage avec le réel, avec le monde où l’on vit, où l’on est, dans un type de théâtre qui est l’absolu opposé du théâtre de « l’évasion » qu’on voudrait toujours placer en contraste au fameux Regietheater.
Mais le théâtre de Milo Rau est un théâtre certes très didactique, mais qui ne met rien à distance. Ce n’est pas un théâtre brechtien, c’est un théâtre de participation et d’empathie, un théâtre de l’immersion sans distance : le fait même qu’une campagne de crowdfunding prolonge le projet et fasse partie des éléments présentés dans le dossier du spectacle dans le site du Grand Théâtre nous montre l’interaction qui doit naître entre ce qu’on voit en scène, qui est témoignage documentaire, et ce qu’on va faire hors de scène, qui est manifestation d’empathie et de partage.

Quelles conséquences sur le spectacle en lui-même ?

Dans La Clemenza di Tito présenté en streaming en 2021 en temps de covid et dont on attend toujours la reprise devant le public, Milo Rau se confrontait à un texte « canonique », une partition de Mozart pour lequel il avait conçu un travail qui sortait totalement des cadres habituels de l’opéra, et qui avait quelque chose de déstabilisant mais en même temps passionnant. Si l’on s’en tient au strict spectacle d’aujourd’hui, on se trouve au contraire devant quelque chose de plus « traditionnel », qui ne déroutera pas le public d’un point de vue strictement stylistique. Dans La Clemenza di Tito comme dans Oreste à Mossoul ou Antigone in the Amazon, il y avait un travail qui confrontait un texte de référence préexistant à des situations d’aujourd’hui, qui d’une certaine manière l’illuminaient.
Ici, c’est la situation qui fait le livret, sans la distance de l’œuvre d’art, et ici même si le texte ne manque pas de sensibilité, de qualité, de force, la situation devient la protagoniste, laissant de côté tout ce qui est le mécanisme habituel de la représentation, à savoir, d’un côté la transfiguration, et de l’autre la caverne platonicienne, à savoir l’illusion théâtrale sauf à de rares moments, par exemple lorsque le contre-ténor Serge Kakudji s’installe dans un fauteuil roulant, et se change à vue pour figurer l’homme qui a perdu ses jambes, un moment d’ailleurs particulièrement fort, une solution théâtrale de grand style.

Dans un tel projet, on comprend que construire une trame qui aurait mis en scène d’un côté les responsables de la catastrophe et de l’autre les exploités, où même mettre en scène les hoquets du procès aurait forcément aplati le drame, en quelque sorte banalisé. Il fallait que ce fût un témoignage, une mémoire, une situation qui soient exposés.
Ainsi, c’est un étrange schéma narratif qui est ici proposé, avec une situation initiale (le repas « officiel ») et une situation finale, le départ du directeur et de son épouse et le cri de colère de la femme qui a perdu son enfant « pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes des voleurs, des assassins, des menteurs » et qui finit part demander « une pièce », que lui donne l’épouse du directeur, scène terrible qui scelle l’impossibilité de trancher des nœuds de la dépendance d’un côté et de la culpabilité de l’autre. Suivi de l’avocate dont le discours commence par « nous avons tout perdu ». L’œuvre s’ouvrait sur une illusion et se clôt sur le constat d’une déchéance.
Entre les deux, des images, des témoignages, des moments plus étranges, comme le jeu avec le drone « oiseau métallique » figurant une sorte de mythologie contemporaine liant l’animal et le métal, allusion à la mine et à toute les inventions qui procèdent du métal dont le chemin de fer et son rôle essentiel dans les pays miniers ici et ailleurs ; d’autres moments émouvants tiennent aussi à la qualité des interprètes et des protagonistes, des portraits comme celui du prêtre, entre les deux mondes, confirmant le statut du religieux comme « frein social » ou celui du directeur et de son épouse, idéalistes au départ qui finissent par comprendre qu’ils sont tout aussi manipulés que les autres par le système, et donc forcément plus coupables puisqu’ils sont du côté des « maîtres ».

Mais voilà, avec les meilleures intentions, avec une vraie conscience politique, avec un désir réel de construire un projet qui puisse allier art et dénonciation, cela ne fonctionne pas vraiment. Ce qui ne laisse pas de créer du malaise car ni les participants ni le producteur (le Grand Théâtre de Genève) n’ont été chiche d’un véritable engagement.
La première question est fondamentale : pouvait-on écrire de la musique sur un tel épisode, peut-on entendre de la musique sur la vision de corps mangés par l’acide qui nous sont projetés et plus généralement sur cette vision d’apocalypse de l’accident. Hèctor Parra s’est emparé par le passé de sujets forts, voire sujets choc (comme Les Bienveillantes) avec une certaine réussite. Mais c’étaient des œuvres déjà tenues à distance, tout comme Orgia de Pasolini, des œuvres qui avaient déjà leur histoire, leur vie esthétique propre.

Ce n’est pas le cas ici où finalement Milo Rau conçoit un projet Hic et nunc, avec un livret écrit au moment même où les braises brûlent encore, où certains chanteurs figurent des victimes vivantes dont les plaies sont à vif, et où la multinationale est plus ou moins passée à autre chose, ou du moins à la même chose, imperturbable jusqu’à la prochaine crise. Un livret écrit par un écrivain congolais évidemment partie prenante, avec sa fraternité évidente et émouvante avec les victimes, mais qui est lui aussi passé ailleurs et presque de l’autre côté du miroir.
Hèctor Parra a écrit dans le programme de salle un article passionnant sur le process de composition, sur la manière complexe qu’il a puisée dans la musique africaine, dans les rythmes, dans l’instrumentation pour donner à son travail une couleur particulière qui fût celle de ces cultures qui sont pour nous lointaines.  L’ouverture par la rumba congolaise et la guitare de Kojack Kossakamvwe ne donne pas seulement une vie particulière à ce début, mais affirme la présence d’un espace culturel dont le spectateur lambda peut ne pas avoir une véritable idée, et que la musique d’Hèctor Parra, même si elle est attentive à traduire de manière construite et complexe une ambiance « congolaise », n’arrive pas à véritablement convaincre car entre ce qu’il en dit, ce qu’il écrit de son élaboration, et ce qui sort de la fosse, il y a comme de gros écarts de perception.

Et de cela personne n’est responsable sinon cette idée utopique de composer une œuvre qui puisse non seulement rendre compte d’un événement, mais de la vivacité d’une culture, de la vie des personnes, et des lieux, pour laquelle tous ont de la sympathie, mais qui réussissent difficilement à intérioriser. Ce que nous voyons devient ainsi à la fois la représentation d’un fait terrible, d’une plaie non refermée, et par ce fait même que la plaie vive encore soit devenue art, la fixe, l’éloigne, et l’affadit jusqu’à rendre l’entreprise aporétique. Il n’est pas sûr que le même projet traduit en « simple » théâtre, n’eût pas été plus efficace, plus direct. Ici la musique artificialise le propos l’éloigne, le dessèche, le met à distance malgré soi, alors que le projet voudrait justement que tombent les distances et les prérequis du genre

Au total, l’impression qui prévaut pour l’auditeur est une musique certes forte (percussions cuivres), mais qui n’avance pas et finit par être répétitive, autant qu’un livret structuré en cinq actes (qui seraient plutôt cinq « étas des choses » ) qui n’offre guère que des discours singuliers, des monologues certes quelquefois émouvants, mais sans vraie différenciations de motifs et sans véritable accroche, en dépit de la qualité des interprètes. Une exposition de motifs voisins avec une écriture vocale discutable, là aussi toujours construite sur les mêmes modèles ou les mêmes lignes, avec des ruptures de dynamique, les mêmes moments retenus suivis de moments explosifs, tout comme les lignes vocales, manquant singulièrement de variété, comme si chaque intervention reproduisait plus ou moins le même schéma
L’opéra est le genre le plus artificiel qui soit, et l’impossible équation est de faire de cet artifice un outil de témoignage du réel. Milo Rau, qui est parfaitement conscient de la nature de l’opéra, n’a pas proposé un scénario « dramaturgique » avec une intrigue et des péripéties, mais après un départ qui semble être une espérance : une école, c’est le futur, très vite, l’ensemble tourne au travail de mémoire, à la récolte de souvenirs, pour finir de constater que le système en place n’autorise pas les rêves : le directeur de l’usine en est l’emblème, mais aussi le prêtre, pris entre sa vocation de prêtre, le statut de l’église qui reste un frein social, et la conscience que tout tourne à vide. Chaque personnage se heurte à l’espoir déçu. Face au mur.
Toute la partie finale marque le départ des uns (les « maîtres ») tandis que les autres restent sur place sans que rien n’ait été résolu, au contraire, car les désespérances sont plus fortes encore. Et donc fait de cet accident un indice d’une fossilisation des actions. S’il n’ya aucune action dans ce spectacle, c’est qu’il ne peut y en avoir.

Serge Kakudji (centre) t Axelle Fanyo (à droite)

 

Au bout du compte, c’est la désolation, sans que l’œuvre n’ait eu l’emprise souhaitée sur le spectateur, qui au contraire quitte le théâtre avec le goût amer d’avoir assisté à une sorte de énième instrumentalisation du malheur humain, pavée des meilleures intentions du monde. Qui sommes-nous pour aller juger de ce qui s’est passé à Kabwé, qui sommes nous pour avoir écrit un opéra là-dessus, si au bout du compte les choses en restent là où elles en étaient et qu’au-delà des larmes et des regrets la multinationale (Glencore) continue ses activités dans la région, et que de son côté (ce n’est qu’un exemple) une autre multnationale, Total continue de construire son Pipe-line sur des milliers de Kilomètres et que les mines à ciel ouvert détruisent le paysage et les hommes pour remplir les poches de quelques-uns. Nous sommes comme ces écoles construites pour compenser, nous sommes un cautère sur une jambe de bois.

 Fiston Mwanza Mujila (librettiste et récitant)

Si l’entreprise est discutable et que la production, intrinsèquement de qualité, n’arrive pas à convaincre, les forces réunies s’en sortent néanmoins avec tous les honneurs car les artistes très vibrants offrent un travail qui est à saluer, de toute manière.
Au premier rang, la performance de l’orchestre de la Suisse Romande très engagé dans l’exécution de cette musique, qui en exprime les éclats et le relief, mais aussi les ombres, sans scories, dans une entreprise qui n’est jamais évidente lorsqu’est exécutée une musique sans tradition, ex-nihilo : passionnant mais risqué. Il est vrai qu’à leur tête l’excellent Titus Engel est une garantie. Pas seulement parce qu’il est comme on dit « un spécialiste de musique contemporaine », ce qui est souvent non une « qualification », mais une « mise en case » qui vous fossilise dans un marché musical si peu imaginatif. Au contraire, Titus Engel est un imaginatif, vif, clair, qui peut aussi bien diriger Lehár (à Munich, Giuditta) que Bartók (Lyon, le Château de Barbe Bleue, deux fois en une soirée avec des couleurs différentes) et ainsi c’est un chef qui est à même de vivifier un répertoire tout autre que contemporain. C’est un chef ouvert à des projets de ce type, originaux et qui tranchent avec les routines, au risque de l’échec, mais le risque est aussi une chance. En ce sens, Aviel Cahn lui a confié cette musique aux couleurs très typées, de la culture luba africaine à l’art de la composition occidentale d’aujourd’hui et Engel a la souplesse et la précision nécessaires pour s’adapter, pour épouser les formes sans imposer une forme, pour amener l’orchestre à des rythmes et des couleurs inconnues. Le monde musical a besoin de profils comme le sien.
Le chœur du Grand Théâtre, dirigé par son nouveau chef Mark Biggins, offre une prestation solide, clair dans son expression, même on peut s’interroger sur la pertinence de l’écriture chorale de Parra. Il est aussi utilisé aussi comme personnage dans la mise en scène, c’est-à-dire une sorte de collections d’ombres anonymes et vaguement inquiétantes vues à travers la vidéo en direct, témoins lointains et silencieux dans une vision assez impressionnante.

Même si on a souligné une écriture vocale peu inventive et pas très passionnante par ses variations ou son manque de vraies couleurs, les voix se sortent du piège avec beaucoup d’aplomb et ont su s’imposer tout au long de la représentation.
Dans la série de personnages il y a voix locales (victimes, prêtre etc…) et les voix « étrangères », comme celle du directeur de la mine ou de son épouse, celle du chauffeur/chauffard, ou de l’avocate.

Le contre-ténor Serge Kakudji, un des protagonistes de l’opéra Justice, se prépare pour un tournage vidéo. Derrière lui, une des mines de cobalt à Kolwezi.

Chaque voix est plutôt bien caractérisée, à commencer par celle de Serge Kakudji, particulièrement engagé, qui interprète le Milliardaire, qui a perdu ses deux jambes, : il était du voyage de Kabwé en novembre 2023 et a parlé à la victime « réelle » qu’il doit interpréter.

Milambo Kayamba surnommé « Milliardaire », un des survivant.e.s du terrible accident au cœur de l’opéra Justice. Il a perdu ses jambes lors de cet événement tragique et l’histoire réel de sa rencontre avec le contre-ténor Serge Kakudji sera un des moments de l’opéra.

Ses interventions me sont apparues parmi les plus fortes avec une voix de contre-ténor, maîtrisée, homogène et une expression très intériorisée. Une magnifique présence scénique qui impose un des rares moments de véritable émotion de la soirée.

Théophista Kazadi Kabwe : sa petite fille a perdu la vue pendant l’accident de Kabwe au cœur de l’opéra Justice. Elle sera présente en vidéo dans la création. 

L’autre victime, la mère de l’enfant mort est interprétée par Axelle Fanyo, voix puissante, avec un beau timbre et une vraie intensité dans l’expression, capable de sauts de registres sans faillir et en tenant sans cesse énergie et couleur. Une véritable performance qui laisse aussi sa place à l’émotion.

Axelle Fanyo

Le chauffard/Chauffeur, c’est Katharina Bradić, une voix de mezzo-soprano de caractère, déjà entendu à Strasbourg dans Dalila. Elle donne à son chant une véritable présence expressive non dénuée d’ironie, le chauffeur étant le seul accusé « responsable » au procès encore en cours d’ailleurs.

Willard White (Le prêtre) et le choeur

Grande apparition de Willard White, qui réussit à imposer une voix encore forte et expressive dans le rôle du prêtre, personnage ambigu et frontière qui sait parfaitement les mécanismes qui régissent les jeux de pouvoir et qui néanmoins maintient les fidèles dans une sorte de soumission résiliente. Son jeune assistant est chanté avec un sens de l’expression marqué par Simon Shibambu qui fait un peu écho contrasté à la résignation du vieux prêtre.

Lauren Michelle (Avocate) pliée, à gauche, Peter Tantsits (le directeur), Idunna Münch (sa femme

Le directeur et sa femme, c’est Peter Tantsits et Idunnu Münch, personnages frontières entre idéalisme et cynisme qui représentent le pouvoir, tout en cherchant à « faire le bien », mais qui en même temps sont manipulés comme les autres. L’expression positive et sincère du début de l’œuvre est marquée par des voix bien timbrées, assez puissantes et claires, mais l’évolution d’acte en acte (il y en a cinq, conçus comme des tableaux), vers la réalité de leur rôle, instruments impuissants dont les solutions (construire une école aider les population à vivre), conduit aussi à une évolution vocale vers moins d’éclat et plus de « pudeur » en un certain sens, c’est clair chez Peter Tantsits, à l’émission claire et au mots bien ciselés, c’est aussi clair chez Idunnu Münch, prise dans ses contradictions de dame de charité qui de toute manière sera toujours du côté des puissants. Sa voix de mezzo est vraiment expressive, sachant colorer, sachant aussi adoucir la ligne, ainsi que son jeu notamment dans les dernières scènes, face à la mère de l’enfant mort.
Autre symbole de l’inutilité malgré la bonne volonté, l’avocate, lancée dans les « bonnes causes » et qui voit le procès s’enliser, et sa propre impuissance, confié au soprano américain Lauren Michelle, émission claire, belle diction, voix homogène et technique très maîtrisée.
L’ensemble de la distribution montre une compagnie engagée, qui a bien travaillé le texte et l’expression, en ciselant les mots et en veillant à la compréhension et à la clarté, ce qui dans le contexte de production, était déterminant. C’est avec la direction musicale le trait le plus marquant de la soirée.

Au total une opération ambiguë, qui n’est pas une réussite parce que pétrie de contradictions de genre, de normes, d’intentions. On nous disait lorsque nous étions au lycée qu’on ne faisait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Il est fort probable qu’il en aille de même avec l’opéra, et avec l’art en général. C’est le mur auquel s’est heurté Milo Rau et son projet, entraînant tout vers ce qui me paraît être une impasse.

COMPLÉMENT :

GLENCORE prise-de-position-sur-l-accident-impliquant-un-camion-transportant-de-l-acide

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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