Quelle serait l’incarnation moderne de la « traviata » – littéralement la « dévoyée » ? C’est la question que pose Simon Stone à l'Opéra Bastille dans sa production, crée en 2019 au Palais Garnier, du dernier opus de la trilogia popolare de Verdi. Pour y répondre, le metteur en scène transpose l’action dans ce que la capitale a de plus contemporain : le Martina’s, boîte (fictive) à la mode près de la place des Pyramides que l’on reconnaît à la statue équestre de Jeanne d’Arc plantée sur scène, mais également kebab, poubelles, vélo en libre-service, berline Renault flambant neuve, etc. La description peut sembler un peu lourde ; en réalité, ces décors hyperréalistes de Bob Cousins sont plutôt, si ce n’est légers, au moins digestes. Deux grands pans de murs agencés en angle droit, sur lesquels sont projetés des vidéos, offrent à la fois une perspective aidant la lecture visuelle et un enchaînement de tableaux rendu fluide par la rotation du plateau tournant.

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La Traviata à l'Opéra Bastille
© Vahid Amanpour / Opéra national de Paris

C’est donc dans ce Paris branché qu’évolue Violetta Valéry, influenceuse superficielle, narcissique et dilapidatrice, que sa fin tragique finira tout de même par rendre attachante : le sacrifice qu’elle accepte au nom de la bienséance conserve le même goût amer et, si le cancer a remplacé la tuberculose, la mort reste son unique destin. Autour d’elle s’agite une suite de personnages aussi futiles qu’inconséquents : son cancérologue Grenvil, son amie Flora, son protecteur Douphol… Tout ce beau monde se réunira lors de la seconde scène de l’acte II, dans une débauche de stupre et de frivolité. Certes, les jeux et mondanités d’autrefois ont évolué, mais de là à ficeler un godemichet au derrière du Marquis d’Obigny… Voilà qui est un peu gratuit et facile de la part d’Alice Babidge, dont les costumes auront brillé par leur trivialité, y compris dans le kitsch.

On reste également dubitatif devant les vidéos purement illustratives de Zakk Hein. En prenant le parti de projeter ce qui se passe sur le petit écran des smartphones, l’esthétique est écartée au profit de la logique hyperréaliste de la mise en scène : conversations WhatsApp stéréotypées, pages Instagram, likes, emojis, courriers de la banque, publicité pour parfum cheap – « Villain » – dont Violetta est l’égérie, l'ensemble est cohérent mais peu subtil. Outre la redondance de ces vidéos qui ne font que disperser le spectateur en rendant explicite l’implicite, c’est plus généralement leur impuissance à transmettre la moindre émotion qui finit par lasser. Réussie sur le fond, La Traviata vériste et actualisée de Simon Stone peine donc à convaincre sur la forme : la modernité de 2019 a déjà pris la poussière et rend cette mise en scène rapidement oubliable.

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La Traviata à l'Opéra Bastille
© Vahid Amanpour / Opéra national de Paris

Les choses changent vite en cinq ans mais Ludovic Tézier, seul rescapé de la création de la production, reste un must dans le rôle de Giorgio Germont. Son baryton parfois sévère assoit certes une autorité de pater familias, mais reste parfaitement chantant et souple dans le long duo du deuxième acte, laissant résonner la corde sensible de son personnage – ici tout sauf univoque.

Acceptant l’injonction de rompre avec Alfredo, Violetta peut compter sur Nadine Sierra pour donner à son martyr physique et psychique toute sa profondeur : la voix est certes d’une jeunesse et d’une fraîcheur presque incompatibles avec sa douleur, mais la soprano sait trouver l’inflexion du timbre, le très léger étranglement qui rend éloquentes les fêlures du personnage jusque dans l’ultime « Oh, joie ! ». Ces deux mots sont d’autant plus émouvants qu’ils rappellent la voix si solaire et sensuelle qui était la sienne au premier acte, quand le phrasé s’épanouissait dans un mémorable « Sempre libera ». Pour lui donner la réplique, René Barbera campe un Alfredo tout aussi jeune, tendre et charnel. D’une aisance déconcertante sur l’ensemble de sa tessiture et capable des plus délicates nuances piano, le ténor caresse et le texte et la mélodie.

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La Traviata à l'Opéra Bastille
© Vahid Amanpour / Opéra national de Paris

La distribution de très haute volée est malheureusement peu servie par la fosse. Malgré les efforts de Giacomo Sagripanti pour y insuffler un peu de vitalité, l’Orchestre de l’Opéra reste invariablement mollasson et sabote – de concerts avec des Chœurs imprécis – le sommet dramatique qu’est le finale de l’acte II.

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