C’est une expérience peu courante que de pouvoir comparer à un mois d’intervalle dans la même ville deux visions d’un même opéra, en l’occurrence Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Après avoir admiré en décembre la prestation idéale, en version de concert, de l'équipe réunie par l'Opéra de Lyon sous la houlette de Daniele Rustioni au Théâtre des Champs-Élysées, place à la reprise de la mise en scène de David McVicar à l'Opéra de Paris.

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Adriana Lecouvreur à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Ce mardi pour la première, la foule emplit jusqu’au dernier strapontin le grand vaisseau de Bastille, l’atmosphère est celle des grands soirs. On est venu pour Anna Netrebko, et on ne sera pas déçu ! Mais commençons par la mise en scène de David McVicar, créée en juin 2015. L’Écossais fait ce qui ne se fait plus guère à l’opéra : situer l’action dans l’époque (le XVIIIe siècle) et dans les décors (les coulisses de la Comédie-Française, les boudoirs et palais) de l’héroïne que Cilea a choisi de ressusciter, la tragédienne Adrienne Lecouvreur, aussi connue pour le nombre et la qualité de ses amants (Voltaire !) que pour sa fin tragique par empoisonnement. La beauté des costumes de Brigitte Reiffenstuel et la délicatesse des lumières d'Adam Silverman ajoutent à la réussite visuelle de ces tableaux successifs que l'on croirait sortis de l'atelier de Watteau. La direction d’acteur est tout aussi conventionnelle, en ce qu’elle produit exactement ce que l’on attend au moment où l’on attend : les étreintes énamourées, les déchirements du cœur et de la raison, la solitude devant la séparation ou la mort.

Le plateau vocal n’est pas quant à lui exempt de tout reproche. Mais louons d’abord les comprimari, ces petits rôles qui sont l’indispensable parure des grands ouvrages : le quatuor de jeunes comédiens-français qui s'affairent autour de leur illustre consœur s'apprêtant à déclamer Bajazet de Racine est constitué d'Alejandro Baliñas Vieites (Quinault), Nicholas Jones (Poisson), Ilanah Lobel-Torres (Mlle Jouvenot) et Marine Chagnon (Mlle Dangeville), tous membres de la nouvelle troupe de l'Opéra de Paris. L'indispensable Michonnet, gardien de tant de secrets, fidèle entre les fidèles, trouve en Ambrogio Maestri un vétéran de haute volée, dont la voix ne trahit jamais l'âge mais se voile parfois d'une mélancolie émouvante.

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Adriana Lecouvreur à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Après les premières scènes où tout ce petit monde s’agite en attendant la Lecouvreur qui se prépare dans une loge de côté (échappant à la vue de toute la moitié droite de la salle !), survient celle que tout Bastille attend ce soir, pour l’air le plus célèbre de l’ouvrage, le plus périlleux aussi : « Io son l'umile ancella ». La voix d’Anna Netrebko s’est épaissie dans le grave, au point de ressembler parfois aux grandes mezzos du Bolchoï, et, en dépit de micro accrocs de justesse, se déploie dans la soie et l’or pour nous gratifier de sons filés et de tenues miraculeuses dans l’aigu. Triomphe assuré devant un public de fans qui peine à réfréner son enthousiasme.

On sera moins à l’aise avec l’émission brute de décoffrage de Yusif Eyvazov (Maurizio). On pensait révolue cette tradition du concours de décibels auquel certains chanteurs du siècle dernier s'adonnaient, laissant de bien mauvaises habitudes dans ce répertoire dit « vériste ». La voix du ténor azéri manque d’homogénéité, de constance dans la couleur et de ce raffinement qu’on trouvait à la perfection chez Brian Jagde au Théâtre des Champs-Élysées. Les emportements juvéniles et le jeu exacerbé du chanteur peinent à rendre plausible son incarnation du maréchal de Saxe.

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Adriana Lecouvreur à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Lorsqu’apparaît la rivale de la Lecouvreur, la duchesse de Bouillon interprétée ce soir par Ekaterina Semenchuk, on a le sentiment fugitif de se retrouver au Mariinsky ou au Bolchoï, la mezzo biélorusse ne se privant pas d’user voire d'abuser de son registre grave. Nul doute que Clémentine Margaine, idéale au Théâtre des Champs-Élysées en décembre, sera plus idiomatique dans ce rôle qu'elle reprend à Bastille à partir du 25 janvier. Le tableau serait incomplet si l'on ne citait pas le malheureux Prince de Bouillon, qui a fière allure sous les atours de la jeune basse serbe Sava Vemić.

Il faut enfin un grand chef pour ce genre d'ouvrage : Jader Bignamini confirme amplement l'excellente impression qu'il avait laissée lors de ses débuts à l'Opéra de Paris en décembre 2022, même si, en ce soir de première, l'orchestre et le chef ont plus servi de faire-valoir aux stars du plateau qu'ils ne les ont insérées dans un discours organique et fusionnel entre la fosse et la scène. Les prochaines représentations devraient y remédier.

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