C’était un féminicide : « The Carmen Case » d’Alexandra Lacroix et Diana Soh

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Carmen de Bizet étant dans le tiercé des opéras les plus représentés au monde (3570 productions et 17321 représentations en 2023, nous apprend le site de référence Operabase), on connaît les faits : à Séville, José, un soldat venu de sa campagne profonde, a été irrésistiblement séduit par une cigarière, la redoutable Carmen. Pour elle, il va successivement trahir sa famille, ses engagements, son honneur. Il ne va pas supporter que cette femme si éprise de sa liberté décide d’en aimer un autre. Puisqu’elle ne veut plus être à lui, elle ne sera plus à personne : il l’assassine.

On sait la force et la beauté de l’opéra de Bizet, dans la progression de son livret, dans son incroyable catalogue d’airs, dans son orchestration. A un point tel qu’envoutés par ses sortilèges, nous en arrivons presque à oublier ses enjeux humains réels. C’est à ceux-là qu’Alexandra Lacroix nous confronte dans une mise en perspective bienvenue. L’acte commis par José serait aujourd’hui qualifié de féminicide !

Mais la démarche d’Alexandra Lacroix est éminemment subtile. Plutôt que de tripatouiller une œuvre célèbre comme certains ne se privent pas de le faire en d’autres occasions, elle l’a en quelque sorte recréée. Son The Carmen Case est ainsi une œuvre inédite.

Elle a imaginé de faire de nous, le public, les membres du jury d’une cour d’assises, celle réunie pour juger l’acte commis par José. Nous voilà donc dans un tribunal, avec ses tribunes pour le juge et le procureur, son box d’accusé, sa barre des témoins. Avec ses procédures : lecture de l’acte d’accusation, interrogatoire de l’accusé, défilé des experts, audition des témoins, réquisitoire et plaidoirie. Mais attention, il ne s’agit pas d’un procès reconstitué à l’identique comme on a pu en vivre dans tant de films américains. Non, il y a, au premier plan du plateau, les épisodes du procès et, en espace surélevé, comme une reconstitution des faits. Il y a aussi des « ouvertures », sur le fond du propos (ainsi, tout commence par une séance d’un groupe de paroles pour des hommes violents, un micro-trottoir filmé donne les réactions des unes et des autres) et sur la forme (des séquences davantage métaphoriques : jeu d’échecs, danse des expertes, vêtement de mariée pour Micaëla qui ne le sera pas, dédoublement de José en celui d’aujourd’hui et celui qu’il a été alors, chevauchement des interventions des procureur et avocat). 

Le résultat : un procès équitable, mené à charge et à décharge, évitant tout manichéisme réducteur et confortable, nous amenant, en toute connaissance de cause, à prendre position par nous-mêmes. 

Si le propos et la mise en scène d’Alexandra Lacroix sont convaincants, la partition, à la fois réinventée et « inouïe », de Diana Soh est tout aussi pertinente. Quel magnifique travail de citation, d’évocation, de transmutation de la partition de Bizet. Elle est là et bien là, elle qui est si importante dans l’exposé de ce qui s’est joué. Mais d’autres notes surgissent pour nous installer dans l’atmosphère du procès, dans les états d’âme des uns et des autres, dans les échos de ce qu’ils ont vécu et disent. C’est brillant !

D’autant que Lucie Leguay, la cheffe, et l’orchestre United Instruments of Lucilin l’expriment au mieux, dans ses effets, dans ses nuances, dans ses climats. De plus, la disposition des lieux -l’orchestre est installé au pied de la scène, bien visible- nous permet de le voir en action, de découvrir comment la partition se concrétise dans son orchestration, dans son instrumentation.

Quant aux solistes, ils sont, voix et corps, les incarnations de ces personnages-là dans ce contexte factuel, interpellant et musical-là : Anne-Lise Polchlopek-Carmen, François Rougier-Franck-Don José, René Ramos Premier-Carlos-Escamillo, Angèle Chemin-Micaëla-avocate de la défense, Xavier de Lignerolles-Ludovic-José l’accusé, Julie Mathevet-Laura-Frasquita-experte, Anne-Emmanuelle Davy-Béatrice, Procureure, experte, Rosie Middleton-Jean-Luc-Mercedes-experte, William Shelton-Président.

The Carmen Case ouvre de nouveaux horizons à Carmen !

Luxembourg, Grand Théâtre, le 11 janvier 2024

Crédits photographiques : Pascal Gely

Stéphane Gilbart

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