Chroniques

par françois cavaillès

Les pêcheurs de perles
opéra de Georges Bizet

Opera Ballet Vlaanderen, Anvers
- 31 décembre 2023
Les pêcheurs de perles, opéra de Bizet, à l'Opera Ballet Vlaanderen (Anvers)
© annemie augustijns

Dans une étude pleine d’esprit intitulée La mer et les marins dans l’art lyrique, de la Renaissance à nos jours (in La Revue maritime n°491, juin 2011) doit bien figurer Georges Bizet, souvent inspiré par l’onde, fort nageur au demeurant lors de sa découverte de l’Italie (il fut Prix de Rome en 1857), puis attiré tragiquement, car de santé alors précaire, à la jolie bourgade de Bougival et ses bains dans la Seine. Dans le large panorama esquissé par le regretté Jean-Pierre Gomane, historien de la marine et critique d’opéra à ses heures, il est fait particulièrement mention de nombreux pêcheurs. À commencer par Zurga, le malheureux héros singhalais, pourtant élu roi par Les pêcheurs de perles puis trop vite disparu de l’esprit public (à l’inverse de l’omniprésente Carmen), et à conclure par le révolté Manzaniello, « le pêcheur le plus célèbre de tout le répertoire » car frère de Fenella, La muette de Portici au succès historique en Belgique, qui mena même à l’indépendance du pays – ou comment, le compositeur Auber « attribuant le premier rôle de cet opéra, non à une chanteuse, mais à une danseuse, qui finit d’ailleurs par mourir de chagrin et de honte, muets l’un et l’autre, comme il se doit », « une simple œuvre lyrique sans autre prétention que l’originalité de la distribution allait avoir pour conséquence de priver ce grand État maritime qu’était alors le royaume des Pays-Bas d’un de ses plus beaux fleurons, le port d’Anvers ». Des Pêcheurs de perles de Bizet à Anvers, la route maritime et lyrique existe donc, vite et bien tracée suivant Gomane, et c’est aussi une nouvelle production très originale à l’Opera Ballet Vlaanderen, hissée haut cet hiver et sans aucun des égards orientalistes attendus, par l’audacieux collectif théâtral anversois FC Bergman.

Il s’agit d’abord d’un plongeon réaliste dans une maison de retraite, via les décors et les costumes signés Judith Van Herck d’une belle minutie. Autre bon signe au lever du rideau, l’espace grand ouvert du réfectoire paraît bien moins morbide qu’animé, cela en misant sur une figuration habile, dirigée avec maestria pour quelques touches d’humour noir, dans un ensemble visuel aux tons limés mais dans l’ensemble plutôt charmant. Et le suave thème du Prélude de s’élargir comme un océan, le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen parvenant, sous la baguette gourmande de Karel Deseure, à une sonorité impressionnante, tout comme ensuite le chœur maison, tant et si bien grimé en vieillards, qui sonne ferme et éclatant à la fin de sa première intervention... pourtant vidée de son propos, à savoir la danse. Le ton s’adoucit et les chanteurs démontrent une bonne diction française. Dans un effet général cadavérique, toute cette humanité paraît figée. Pour creuser un tel écart entre l’intrigue originale, type du roman d’aventures de facture extrêmement simple et claire, et l’interprétation scénique sans aucun dynamisme physique mais une décrépitude tantôt boursouflée de ridicule, y aurait-il transposition plus radicale ? Avec un Zurga en robe de chambre, un Nadir à peine capable de lever une main pour son entrée intrépide et, plus grave encore, de tenir son air de bravoure sans donner l’air de chevroter, puis une Leïla chancelante, en fauteuil roulant, enfin un Nourabad presque inexistant (rôle supprimé ou presque, dans un souci de concentrer en Zurga la force et l’autorité, d’après la note d’intention en brochure de salle), tout cela est au fond très perturbant.

Mais au lieu d’un jeu de massacre, l’amateur de transposition trouvera son compte dans ces Pêcheurs revus dans une forme théâtrale nouvelle, proche du cinéma mais attachée au lyrisme particulier du jeune Bizet, au romantisme nostalgique infus dans l’œuvre créée en 1863. En dépit des apparences, il faut suivre les personnages en fin de vie dans un entrain émotionnel et une puissance dramatique renouvelés. À l’écoute, l’évolution de Zurga, tenu par le baryton Quirijn de Lang [lire notre chronique d’Hamlet], en est un bon indice, assez vigoureux mais sans plus au duo initial avec Nadir, puis d’une voix bien élevée et séduisante pour invoquer les éléments naturels, et d’un ton aussi noble qu’usé à l’orée du fameux Au fond du temple saint où excelle sa force d’évocation. À cet instant s’ouvrent en fond de scène des stores qui dévoilent une incroyable vue de la mer, en trois dimensions, pour supporter le jeu de plusieurs personnages jusqu’au sommet de sa crête. Sous l’action d’une tournette, ce tableau envahit toute la scène et représente de manière passagère, tel un diorama, les protagonistes au temps jeune de l’amour et de l’amitié, littéralement suspendus dans le temps comme grâce au jeu de comédiens glacés et glaçants dans leurs poses. Et c’est à travers le cadre de cette porte-fenêtre fabuleuse, voie de la plus ordinaire nostalgie, que les gérontes maussades regardent en pleine face la vie en arrière, sous un coin de ciel hollandais piqueté de quelques mouettes immobiles de bois verni.

Au terme du duo bien connu, l’imparable sens de la mélodie de Bizet trouve une belle expression cinématographique dans ce manège des souvenirs, tant et si bien maîtrisé qu’il laisse de fortes émotions au spectateur, repris ensuite par le chaud-froid artistique entre, d’une part, la vivacité mélodieuse de l’arioso de Quirijn de Lang (Zurga) fondant pour Leïla au thème d’entrée et, d’autre part, le pathétique spectacle d’une infirme presque morte affalée sur sa chaise roulante hissée sur un char royal mû par huit porteurs, également vieux bonshommes. La musique confine au sacré tandis qu’on offre des plantes en pot à la malheureuse, néanmoins dotée d’un soprano frais et scintillant. L’art de chanter trouve un goût fort et rare bien que la scène des troubles entre Nadir et Leïla ne fonctionne pas et signale plutôt le dénaturement de la trame, voire l’épuisement des personnages et un probable chemin de perdition... Non ! Musique et chant explosent plutôt, à partir de la fin de la scène d’apparition de Leïla, donc de sa disparition qui s’effectue en une curieuse fuite à quatre pattes à travers le vertige du décor tournant, dans une singulière vision de l’ivresse sénile. Le rôle féminin est tenu avec un éloquent engagement par le soprano Sarah Yang qui exprime une vulnérabilité bouleversante. Ainsi est-elle transportée par des infirmiers devant un plateau-repas, derrière un rideau, à travers la morgue à grands tiroirs tout en croisant les coups de pinceau d’un créateur-réparateur du tableau de la vague (ou un aquarium), en miniature. En effet, la mise en scène, si généreuse dans le jeu précis et l’envie d’émouvoir ou de surprendre, ne néglige pas la mise en abyme. Quand la barcarolle de Leïla est donnée dans un spectacle de la résidence, alors Sarah Yang, vautrée, un peu mal à l’aise avec le français, toutefois vacille à merveille, offre un lyrisme d’ailleurs et brille aux vocalises finales.

Sans entracte, le tournis mélancolique s’épaissit, gagne en puissance cinématographique alors que Leïla redevient un rôle merveilleux au chant nacré, d’une belle pâte sensuelle dans les graves, gracieuse et flûtée dans l’aigu. Exquis dans son peignoir soyeux, rayonnant alors qu’un infirmier monte la garde dans l’ombre, le soprano vocalise ultimement la plénitude musicale, sous les applaudissements nourris du public embarqué de nouveau à la poursuite du passé, au cours du tumultueux duo avec Nadir – un rôle des plus ardus pour le ténor Stefan Cifolelli qui assure l’essentiel, ne serait-ce que par le très beau pianissimo en conclusion de la célèbre romance de l’Acte I [lire nos chroniques de Die lustigen Weiber von Windsor, Satyagraha et La donna del lago]. La fugacité de la mémoire est illustrée avec une force centrifuge plus profonde encore, davantage de poésie aussi et de violence dans les contrastes entre la beauté de l’union des voix et le fracas des relations sentimentales décomposées. Passe la voix alarmante de Nourabad (ou jeune Zurga, selon le programme) bien campé par le baryton Eugene Richards III, éclate l’orage avec toute la prouesse fantastique des chœurs, et puis quelques scènes de rêve conduisent à l’Acte III. Passé et présent y entrent en collision. Aux lamentations de Zurga, Quirijn de Lang donne virilité et sincérité face à la Leïla douce et stratosphérique de Sarah Yang, aussi grande actrice que cantatrice. Enfin, du dernier tableau, que dire de plus qu’il est stupéfiant ? À la mort, au bonheur amoureux et au sacrifice leurs parts respectives, Les pêcheurs de perles ont fait peau neuve.

FC